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éclate d’une façon plaisante lorsque l’Angleterre lui envoie, comme chargé d’affaires, un homme qu’il ne connaît pas et dont la naissance lui paraît obscure. Il écrit de sa main à son ambassadeur : « Si l’on nous envoie ici des polissons, je serai obligé de vous faire relever par quelqu’un de la même trempe. » La susceptibilité ombrageuse du parvenu qui perce dans ces lignes est accompagnée d’une bonne dose d’envie, telle que pouvait la ressentir un prince pauvre, économe et faisant maigre chère, en face d’une puissance prodigue, opulente, qui, par ses subsides, tenait table ouverte pour la famélique Allemagne. Aussi Frédéric goûte le plaisir des dieux chaque fois qu’elle écorne son patrimoine et que la guerre « fait une bonne saignée au trésor de la mère patrie. »

Toutefois la passion aiguise les esprits pénétrans, elle ne les aveugle pas. Frédéric juge la conduite de l’Angleterre avec une rare sagacité. Homme d’exécution, mais nullement tracassier, et plus libéral dans ses vues que scrupuleux sur le choix des moyens, il est frappé de l’ascendant que la royauté anglaise a pris pendant la guerre et du danger qu’il y aurait pour la Grande-Bretagne à dégénérer de ses institutions. Il a tort de prédire le déclin de l’astre britannique, mais il a raison de croire que la défaite des colonies amènerait à l’intérieur celle de la liberté, et montre, en cette occasion, une haute intelligence de l’histoire. Il indique enfin le défaut capital de la politique anglaise, qui est « d’agir selon ses intérêts, sans les combiner avec ceux des autres puissances. » Cette formule paraît bonne à retenir, car elle résume le vrai principe de la politique extérieure. Se faire dans le monde le champion d’une idée et poursuivre sa logique aux dépens de qui il appartiendra, prétendre régler le sort des peuples et travailler malgré eux à leur félicité, c’est un rôle présomptueux, impossible à soutenir. Le fondement de toute politique est l’intérêt bien entendu, mais à la condition de le combiner avec l’intérêt des autres et de ne point agir isolément, ce qui marque un défaut de prévoyance. En effet, la solitude se fait bientôt autour d’une pareille politique, et « il n’existe aucune puissance humaine qui ait les reins assez forts pour se défendre seule contre tous les revers possibles. » C’est encore Frédéric qui tire cette conséquence contre l’Angleterre. Le cas où elle s’était mise de ne pouvoir compter sur aucune puissance et d’en avoir indisposé plusieurs fut sans contredit l’obstacle invincible contre lequel échouèrent tous ses efforts pour ressaisir la suprématie des mers, « tant il est vrai, conclut Frédéric, qu’en politique il y a certains principes fondamentaux qu’on ne néglige jamais sans s’exposer à des pertes immanquables. » Même aujourd’hui l’Angleterre pourrait méditer cet avis d’un prince qui connaissait les retours imprévus de la fortune.