Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

interversion des rôles et du domicile à des chances diverses, plus sévères souvent pour le citadin que pour le villageois.

Cette classe de mechtchané et les groupes voisins d’artisans comptent environ 5 millions d’âmes, formant la grande majorité de la population des villes. C’est peut-être la portion la moins fortunée du peuple russe. Le paysan, le moujik, a, de par la loi d’émancipation, sa maison, son enclos à lui ; il a de plus sa part du champ communal à cultiver ; son existence et l’existence de sa famille sont ainsi toujours assurées. Tout autre est la situation du mechtchanine. Il vit, comme notre population ouvrière, à ses risques et périls ; la loi n’a pas de garantie pour lui, la commune n’a ni terre ni travail certain à lui fournir. Si quelques mechtchané, arrivent à l’aisance ou même à la richesse, la plupart n’ont qu’une existence précaire. Un dixième peut-être d’entre eux possède dans les villes une maison à soi. Le reste vit en loyer comme en Occident. Ceux qui vont chercher un refuge à la campagne n’y ont pas droit à la jouissance des biens communaux. On m’a montré de ces citadins qui avaient voulu se faire paysans, mais pour cela il leur avait fallu être admis par la commune rurale et acheter à deniers comptants le droit à la terre communale que le paysan tient de sa naissance.

Jusqu’à ces dernières années, le mechtchanine et le remeslennik, le petit bourgeois et l’artisan, étaient seuls, avec le paysan, soumis aux deux plus lourdes charges de l’état, à l’impôt de la capitation et au recrutement pour l’armée. La nouvelle loi militaire adoucit pour eux le poids du service en le répartissant sur toutes les classes de la société. Quelques années auparavant, une autre loi de l’empereur Alexandre II avait relevé de la capitation le mechtchanine et ses pareils. Cette réforme, une des plus modestes et des plus utiles du règne, a été, pour ainsi dire, l’acte d’émancipation du peuple des villes. La loi lui a donné l’égalité des charges et des droits ; elle ne saurait aller plus loin et ne pourrait, comme au paysan, lui donner la propriété. Les Russes, grâce à leur système de vastes terres communales, se vantent de n’avoir pas de prolétaires et contemplent d’un œil dédaigneux les dangers dont cette plaie sociale leur paraît menacer l’Occident. La Russie n’a point en effet de prolétariat agricole ; elle a déjà un prolétariat urbain, partout le plus embarrassant, le plus turbulent, et parfois presque le seul dont souffrent certaines nations d’Occident, le seul au moins dont souffre sérieusement la France. Il est des difficultés sociales auxquelles un pays quelque neuf et hardi, quelque vaste et riche de terres qu’il soit, semble ne pouvoir échapper ; le prolétariat, le salariat des villes est de ce nombre. S’il n’est pas plus nombreux en Russie, c’est que les