Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/735

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
729
RAYMONDE.

II.

En quittant la Combe-aux-Fontaines, l’amazone avait gagné la route. Là, comme le chemin montant longeait la lisière du bois, elle mit son cheval au pas et le laissa souffler jusqu’au point culminant d’où l’on découvre Vivey. Le village, dominé de trois côtés par des roches à pic et des escarpemens boisés, repose au fond d’un puits de verdure. Les derniers hêtres de la forêt effleurent presque les toitures de pierres plates de ses maisons basses et ramassées autour d’un ruisseau qui sort de la roche. Une étroite langue de prairie sépare seule les habitations du versant opposé, où les arbres recommencent à moutonner. À cent pas du village, la prairie s’élargit un peu, le ruisseau décrit entre les aunelles un petit arc de cercle, et dans la verte presqu’île formée par l’eau capricieuse, s’élève l’ancien manoir seigneurial, dont le modeste corps de logis à toit d’ardoises est flanqué de deux tourelles coiffées en éteignoir. Une allée de tilleuls le relie au village. Les murs de l’habitation disparaissent presqu’en entier sous le lierre et les aristoloches, et c’est sans doute à ce revêtement de verdure qu’elle doit le nom de Maison Verte sous lequel on la désigne dans le pays.

Du point où se trouvait la jeune fille, on plongeait comme à vol d’oiseau sur les dépendances de cette demeure et jusque dans les moindres recoins du village. Elle arrêta brusquement son cheval, et ses yeux se dirigèrent vers la grande porte de la Maison Verte, devant laquelle un cabriolet à capote poudreuse, attelé d’un cheval pie, stationnait sous la garde d’un domestique en blouse. Le propriétaire de cet équipage se tenait lui-même sur le seuil de la porte, faisant de cérémonieux saluts à une dame penchée à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. C’était un robuste garçon, haut sur jambes, taillé en hercule et costumé en chasseur campagnard. Après un dernier salut, il s’installa sous la capote du cabriolet et prit les rênes ; mais dès le premier coup de fouet le cheval, au lieu de partir, s’arc-bouta sur ses jambes de derrière, recula, rua et finalement se coucha sur le flanc dans le sable de l’allée. Le géant sauta hors du cabriolet, fouilla dans la poche de sa veste, et sans manifester la moindre impatience, en homme habitué à pareille aventure, vint se planter en avant de sa bête et lui montra à distance quelque chose qui devait être un morceau de sucre. L’aimable animal tendit le cou, se releva, et se décida à suivre l’appât dont son maître l’alléchait en courant à petits pas en avant de l’équipage. Ce grand gaillard trottinant, les mains derrière le dos, et de temps en temps tournant la tête pour encourager sa bique rétive, cette maigre haridelle aux couleurs voyantes, cet antique cabriolet