Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/766

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se passait dans le monde était la réalisation de ses prophéties et l’œuvre lointaine ou prochaine de son influence. Le vénérable Laurent de l’Ardèche, l’éditeur infatigable et le plus fidèle disciple d’Enfantin, celui qui s’est chargé de cette publication, ne paraît pas trop éloigné de la même opinion : à chaque tome nouveau qu’il publie, il ajoute une préface où il parle à la société actuelle au nom du saint-simonisme, comme au nom d’une loi vivante et présente ; il interprète tout avec ses souvenirs de néophyte dévoué. Il pleure comme les prophètes sur l’aveuglement d’une société qui ne l’écoute pas. Il est persuadé que les malheurs qui ont fondu sur la France eussent été évités si la France s’était faite saint-simonienne. C’est ainsi que toute église interprète dans le sens de sa foi et de ses dogmes les circonstances où nous sommes, et que chacun, au lieu de chercher à s’éclairer soi-même, tire parti des malheurs publics pour se persuader qu’il a seul raison.

Il nous est difficile aujourd’hui, malgré les nombreux monumens que nous possédons de sa parole et de sa plume, de nous faire une idée exacte de la puissance exercée par M. Enfantin. Ses écrits, qui transportaient autrefois ses disciples, sont morts aujourd’hui pour nous ; mais, d’après le témoignage unanime de tous ceux qui ont été touchés par lui, son influence était prodigieuse. Ce n’était pas un professeur, c’était un prêtre, un apôtre. Il avait un don particulier de fascination, de magnétisme. Il agissait par la voix, par le regard, par la beauté même de son visage, et par une sorte de calme extatique qui produisait un effet surprenant sur des jeunes gens mondains ne connaissant rien de la vie des cloîtres et tout prêts à recevoir cette action mystique qui se développe dans les communautés religieuses sous l’empire d’une contagion presque maladive. Les lettres et les prédications d’Enfantin se caractérisent par une sorte de mysticité sensuelle analogue à celle que l’on attribue à Molinos, et que l’on retrouverait sans doute dans les écrits de Mme Guyon ou d’Antoinette Bourignon. Il est presque impossible de dégager de ses écrits une doctrine nette, suivie, rigoureuse : c’est une éloquence voilée, mystérieuse, abondante, souvent inintelligible, qui caressait, enveloppait, engourdissait les volontés individuelles, en même temps que, par une sorte d’électricité morale, elle les stimulait, les exaltait, les entraînait à toutes les folies de la dévotion. Tel a été Enfantin dans la grande crise saint-simonienne. Plus tard, il est revenu à un ton plus humain et plus terre-à-terre. Le politique l’emporta sur le mystique ; mais celui-ci n’a jamais abdiqué, et le ton de prédicateur a subsisté jusqu’à la fin, comme il s’est communiqué du reste à la plupart de ses disciples, qui ont toujours conservé quelque chose du missionnaire et du voyant.

Quelque curieuse étude que puissent fournir la personne et la