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IV

De 1803 à 1813, il y a une lacune de dix années dans la correspondance de Rostopchine et Voronzof. Pour les premières années seulement, on peut y suppléer avec les lettres au prince Titsianof, un des conquérans du Caucase. Ces lettres sont toutes datées de Voronovo et s’arrêtent à l’année 1805. Elles ont été imprimées en original dans un livre publié en 1864 par un fils de Rostopchine et tiré uniquement à douze exemplaires, puis traduites en russe dans le Dix-neuvième siècle de M. Barténief. M. A. de Ségur en a donné d’assez larges extraits dans sa Vie du comte Rostopchine pour que je n’aie pas à y insister. On y voit que l’ancien ministre de Paul Ier persiste dans son système de neutralité armée entre la France et l’Angleterre : toutes deux lui paraissent également dangereuses, l’une par sa propagande révolutionnaire, l’autre par ses envahissemens. L’Europe coalisée pourrait bien forcer la France à rentrer dans ses anciennes limites, mais jamais l’Angleterre, si on se bornait à lui faire la guerre en Europe. Pour l’atteindre plus sûrement, Rostopchine proposait un partage de l’empire turc qui eût affranchi la Grèce, attribué le Bas-Danube et Constantinople à la Russie, l’Égypte à la France, le reste à l’Autriche et à la Prusse. En outre, écrivait-il à Titsianof, il faudrait « envoyer 50,000 hommes sous ton commandement à travers la Perse dans l’Inde et y détruire de fond en comble les possessions anglaises. » Ce plan est à peu près celui qu’en 1801 il proposait à Paul Ier et qui se trouve analysé dans le dernier volume des œuvres posthumes de Michelet. Les desseins de Rostopchine étaient aussi grandioses et chimériques que ceux de Bonaparte : il y a loin du Caucase et de l’Égypte à l’Hindoustan ! Rostopchine, fidèle à ses idées de neutralité, désapprouvait le zèle d’Alexandre pour la coalition, comme il avait désapprouvé celui de Paul Ier pour le premier consul. La défiance contre l’ambition de la Prusse et l’insolence dominatrice des Habsbourg était aussi dans son programme. Quand il apprit l’accession de la Russie à la troisième coalition, il écrivit : « Notre empereur, qui a déjà eu la rougeole et la petite vérole, veut encore essayer des Anglais et des Autrichiens. » On retrouve chez lui la même disposition à attribuer toutes les défaites à « la trahison des Allemands. » Son patriotisme froissé n’accepte pas plus Austerlitz en 1805 que Zurich ou Bergen en 1799. Ce chauvinisme un peu puéril semble un des traits persistans de son caractère : il y a du badaud dans ce patriote ; Son récit de la bataille d’Austerlitz est le plus fantastique que l’on puisse imaginer : on a peine à croire qu’un militaire, un ancien ministre de la guerre, admette de pareilles billevesées : « Le