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l’admiration de ses lecteurs a élevée à l’auteur des Idylles du roi avait, disait-on, des pieds d’argile ; le plus faible choc suffirait pour la renverser. M. Tennyson s’est recueilli ; abandonnant la légende pour l’histoire et les héros de la Table-Ronde pour les personnages de Shakspeare, il a composé son drame de la Reine Marie, qui a été, de l’autre côté du détroit, l’événement littéraire de l’année passée. La surprise, on le conçoit, était assez naturelle, car rien dans les ouvrages précédens de M. Tennyson ne faisait prévoir la direction nouvelle que son talent venait de prendre, et cela à une époque de la vie où il n’est pas ordinaire de changer de route. Le succès a-t-il été aussi grand que la tentative était hardie, c’est ce qu’il est assez difficile de démêler pour le moment, c’est ce qu’un avenir prochain se chargera de décider, si, comme on l’assure, le drame du lauréat est destiné à passer du livre au théâtre.


I

De toutes les figures qui ont paru sur le trône d’Angleterre, Marie Tudor serait certainement une des plus ternes, si les feux de trois cents bûchers ne la faisaient sortir de l’ombre. Entre le joyeux et puissant compère dont elle fut la fille, et la vestale couronnée qui fut sa sœur, l’épouse morose de Philippe II fait une assez pauvre mine, et l’on se demande si le poète a été bien inspiré en choisissant, pour lui donner la première place, cette lugubre héroïne aussi infortunée sans doute que coupable, mais n’ayant de royal que le courage de sa race. Reine de tragédie, elle l’est dans un certain sens, et l’épithète terrible jointe à son nom n’est pas encore oubliée ; c’est par là qu’on apprend d’abord à la connaître. Son règne si court a laissé dans les annales de l’histoire d’Angleterre le long souvenir d’une époque de cruautés inutiles et de persécutions fanatiques. Ce surnom de Marie la Sanglante que les opprimés lui ont décerné pour la distinguer, la postérité ne l’a pas fait disparaître ; on l’apprend à l’école, où, tout enfant, on embrasse le parti des victimes contre celle qui fit brûler Latimer et Ridley, et régner la terreur religieuse, plus horrible que l’autre. Moins heureuse en effet que le ministre de son père, Thomas Cromwell, qui avait su étouffer sous sa forte main les cris de la nation à laquelle il arrachait son clergé, si bien qu’on ne connaît que par les dépositions des espions royaux ce que cachait de haine et de rage ce silence de tout un peuple, Marie Tudor n’a pas pu comprimer les clameurs des martyrs ni imposer silence à la légende. Aussi le jour de la réhabilitation n’a-t-il pas encore lui pour elle, et personne ne s’est-il trouvé pour exciter à son égard ce retour de faveur que d’autres ont obtenu. Elle était montée sur le trône aux acclamations de