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Marie ne semble pas prêter beaucoup à l’imagination poétique, si celle-ci veut suivre l’histoire. L’entêtement n’est pas un ressort dramatique, et le fanatisme religieux non plus. Quant aux bourreaux et aux supplices, s’ils font admirablement dans le fond de la scène, ils ne suffisent pas à la remplir. Or on n’aperçoit guère autre chose autour de celle qui apporta pour présent de noces à son royal fiancé la tête charmante de Jane Grey, et qui fit monter pêle-mêle sur les bûchers les évêques à barbe blanche et les apprentis de quinze ans, Tout le sang innocent qu’elle a versé ne parviendrait pas à rendre intéressante la triste princesse. M. Tennyson, voulant rester fidèle dans une certaine mesure à la vérité historique, a dû chercher ailleurs les élémens de son drame. Dans la souveraine, austère et dure, il a vu surtout la femme malheureuse qui aima et ne fut pas aimée, et dans la reine Marie l’épouse délaissée de Philippe. Toute sa tragédie repose sur ce fondement. C’est en suivant pas à pas l’histoire qu’il a raconté ou plutôt montré à sa façon le développement de cette passion tardive qui ne devait pas être payée de retour. Marie Tudor, amoureuse et prenant ses désirs pour une direction du ciel, puis épouse triomphante, mystique et jalouse tour à tour, enfin Marie Tudor abandonnée et mourant dans le désespoir, voilà l’élégie que le poète a revêtue de la forme admirable dont il a le secret.

L’écueil d’un tel sujet, on le devine, c’est le ridicule. Il est fort à craindre qu’en cherchant à l’attendrir sur les infortunes domestiques et sur les espérances trompées d’une reine qui n’eut même pas les consolations de la maternité, on n’obtienne du spectateur que le sourire de l’indifférence. Pour que les femmes de quarante ans nous inspirent cette sympathie aussi nécessaire sur la scène que dans le roman, encore faut-il que leur grâce fasse oublier leurs années, surtout quand la nature s’est montrée à leur égard aussi parcimonieuse qu’elle l’avait été pour la fille de Henry VIII. On aura beau faire, l’héroïne de M. Tennyson n’est pas aimable, et le poète n’a pas complètement réussi à dissimuler cet endroit faible. Quoi qu’on en ait, en lisant ces beaux vers où il a poétisé ce qu’on appellerait aujourd’hui un cas pathologique, on se sent envahi par les souvenirs importuns de la chronique. L’histoire, dont il pousse le culte matériel jusqu’au scrupule, lui joue ici un mauvais tour. On se rappelle que ce ne fut pas la faute de la princesse si, de toutes les alliances que la politique avait agitées devant ses yeux, aucune n’avait pu se conclure, si elle avait vu lui échapper, les uns après les autres et le dauphin, et le duc d’Angoulême, et dom Louis de Portugal, et le duc d’Orléans. Les confidences diplomatiques nous la montrent, alors qu’elle était devenue reine, souriant à plusieurs reprises au mot de mariage, que Simon Renard faisait résonner à