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II

Le drame de M. Tennyson embrasse tout le règne de Marie Tudor depuis le jour où, arrachant sa couronne à Northumberland, qui l’avait posée de force sur le front innocent de Jane Grey, elle entra dans Londres à cheval, aux applaudissemens de la foule, jusqu’au moment où elle s’éteignit dans le désespoir, trahie par Philippe et contrainte de se dire qu’elle avait vécu en vain, puisqu’elle laissait le trône à la protestante Elisabeth. L’auteur n’a oublié aucune des phases importantes de cette politique clémente au début et bientôt sanguinaire, aucun des traits caractéristiques de la femme, pour laquelle il ne peut, malgré ses cruautés, s’empêcher d’éprouver une grande pitié. « Mère de Dieu, s’écrie quelque part Marie elle-même, tu sais que jamais femme n’eut meilleures intentions et ne réussit moins bien dans ce monde désastreux. » L’aveu serait touchant, si l’on pouvait oublier comment elle s’y prit pour réussir, et en quoi consistaient ces bonnes intentions. Au reste, cette justice doit lui être rendue, le poète n’a rien dissimulé. Il s’est contenté, c’était son droit, de poétiser ; il n’a pas défiguré. L’idéal n’est qu’à la surface, et dans le portrait embelli il n’est pas difficile de retrouver l’original. Si l’on pouvait adresser un reproche à l’auteur, ce serait au contraire d’avoir marqué pour les faits une révérence qui va presque jusqu’à la servilité. Chacun des actes de son drame correspond à une période distincte de la vie du principal personnage, et si l’unité chère aux esprits français paraît quelquefois absente, à tout le moins la progression historique est-elle bien sensible. Le consentement du conseil et du parlement au mariage espagnol, la révolte de Wyatt, la réconciliation de l’Angleterre avec Rome, le martyre de Cranmer, voilà les cinq actes de la pièce, c’est-à-dire la carrière royale de Marie et sous une forme poétique le récit fidèle de la grande expérience tentée sur la nation anglaisé, expérience qui ne devait aboutir qu’à un désastre. Pour ajouter encore à la surprise du public, qu’il n’avait pas habitué à une transformation aussi complète, le poète lauréat a écrit la première scène de son drame en simple prose, et bien qu’il s’y soit pris un peu tard pour parler cette langue, il a montré une fois de plus que les ailes n’empêchent pas toujours de marcher. C’est en prose que la foule salue la nouvelle reine, fille légitime de Henry VIII, sans savoir exactement la signification du mot que l’empressement des hérauts impose à son enthousiasme, assez disposée même à lui prêter un sens tout à fait contraire ; mais c’est en vers que Cranmer s’exprime. L’auteur du Livre de Prières de l’église anglicane, seul dans une chambre de son palais épiscopal de Lambeth, médite sur