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sa tête, elle est vêtue d’une simple robe de paysanne à laquelle le sculpteur, par des artifices qu’on ne peut trop admirer ; a su donner l’ampleur et le charme de la plus belle draperie classique. Le type de sa figure est tout à fait plébéien, comme le marquent assez une certaine maigreur dans la forme, la sécheresse des contours, la saillie de la bouche, qui serait dure, si le sentiment ne l’adoucissait. L’étoffe manque à sa beauté ; elle me laisse pas d’être belle, sa grâce lui vient du dedans ; on lit sur son front le mot du poète : « Celui-là seul est noble qui pense et agit noblement. » Cette femme a travaillé, elle a souffert tout autant qu’une paysanne des Lenain, seuls peintres français du temps jadis qui aient daigné regarder le peuple et s’apercevoir qu’il a sa place dans l’art comme dans le monde. Elle est grave, pensive, mélancolique jusqu’à la tristesse ; elle se souvient d’un passé dur ; elle voit devant elle un avenir incertain. Si quelque peintre a pu inspirer M. Dubois, ce n’est pas Raphaël, c’est François Millet. A vrai dire, nous doutons que sa Charité soit une Charité. C’est une villageoise, mariée depuis peu, car elle est fort jeune encore, elle avait grand’peine à nouer les deux bouts. Quand elle a senti le premier tressaillement de la maternité, elle a tout préparé dans son humble ménage pour recevoir le nouvel hôte qui s’annonçait. Il en est venu deux à la fois. Comment s’y prendra-t-elle pour les nourrir et les habiller ? Voilà le problème qui la rend rêveuse ; mais ce grand cœur est à la hauteur de toutes les situations, et de tous les dévoûmens. Elle aura du lait pour ses deux jumeaux, et chacun d’eux aura la moitié de son cœur, et par un miracle l’aura tout entier.

La Charité de M. Dubois est l’avènement de la plébéienne aux honneurs de la grande sculpture, c’est la paysanne méritant de revêtir l’immortalité du marbre. Deux années de suite, la sculpture a fourni au Salon une œuvre accomplie et prouvé que l’originalité est conciliable avec le respect des traditions, qu’il est possible de mêler la grâce antique à un sentiment bien moderne, que dans un art où il n’est pas facile de se défendre contre les obsessions de sa mémoire, on peut inventer en se souvenant, et qu’un sculpteur doit être de son temps pour mériter de lui survivre.


VICTOR CHERBULIEZ.