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quelle que soit l’étendue de ses sacrifices, il en est amplement dédommagé par les progrès sociaux et économiques dont les chemins de fer se sont fait ici l’incontestable instrument.

Nous n’insisterons pas sur les avantages qu’ils présentent au point de vue stratégique et administratif : il suffira de rappeler à cet égard qu’ils vont bientôt mettre le siège du gouvernement suprême à trois journées de Pechawer, le poste avancé de l’Inde vers l’Afghanistan, et que déjà maintenant ils permettent de se rendre, en deux jours et demi, de Bombay à Madras, à Calcutta, à Lahore ou aux stations sanitaires de l’Himalaya. Avant l’ouverture de la grande trunk road, lorsqu’on voulait se rendre de Calcutta au sanitorium de Darjeeling, en utilisant la voie naturelle du Gange et de ses affluens, on mettait trois semaines, dans la saison favorable, pour atteindre en barque la station de Kishingunge, qu’une ligne de chemin de fer presque achevée va bientôt mettre à une journée de la capitale ! C’est principalement sur la société indigène que les chemins de fer sont appelés à exercer une action décisive. Dans les calculs de leurs fondateurs, on ne comptait guère, pour rembourser les frais de l’exploitation, que sur les voyageurs européens et sur le transport des marchandises. Or les marchandises se font encore attendre, et, quant aux voyageurs, il suffira de mentionner que la première et la seconde classe, généralement réservées aux Européens, ne comptent respectivement, d’après un récent rapport de M. Julian Dan vers, que 0,78 et 2,21 pour 100 des coupons délivrés, tandis que la masse des voyageurs indigènes, représentée par les coupons de troisième classe, atteint l’énorme chiffre de 97 pour 100. Il est impossible de parcourir aujourd’hui une ligne quelconque de l’Inde sans être frappé par le contraste entre la cohue native qui, à chaque arrêt, s’entasse dans les wagons de troisième, et la demi-douzaine d’Européens qui s’étalent à l’aise avec leur monceau de bagages sur les coussins des diligences. On comprend quelles transformations la fréquence de ces déplacemens doit opérer dans les idées et les habitudes des populations, soit qu’ils développent des besoins nouveaux avec les moyens d’y satisfaire et qu’ils substituent l’esprit d’entreprise commerciale au goût traditionnel des aventures militaires, soit qu’ils amènent le mélange de races jusque-là isolées dans leurs territoires respectifs et surtout qu’ils affaiblissent les distinctions de caste par le contact forcé des voyageurs dans la promiscuité des wagons. A cela, il faut ajouter encore qu’aucune application de la science européenne n’est plus capable de faire sentir à l’imagination populaire de l’Inde l’utilité pratique comme la puissance irrésistible de notre civilisation.