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fixant les yeux sur le drame qui s’ouvre et où va se jouer l’avenir de sa race. Voilà pourquoi les politiques de Pesth sont si hostiles à la Serbie, voilà pourquoi feignant la terreur, imaginant des complots, criant à la trahison, ils organisaient, il y a quelques semaines, une sorte de terreur magyare dans les comitats serbes de la Hongrie[1].


I

Quand on se reporte à quelques siècles en arrière, et mieux encore en plein moyen âge, on est étonné de voir combien les questions de nationalité ont peu de valeur. C’est insensiblement qu’elles ont acquis leur importance actuelle, par la disparition de l’organisation féodale de la société et par le développement littéraire des langues vulgaires ou nationales qui a fait sentir et qui a révélé aux hommes d’une même race leur parenté et leur communauté d’intérêts. Nulle part ce contraste ne se montre plus fort qu’en Hongrie. Jadis ses souverains s’occupaient avec un zèle ardent d’appeler des colons des quatre coins de l’horizon. C’est le plus grand roi de Hongrie, saint Etienne, qui, dans les instructions laissées à son fils Emerich, disait : « Pourquoi l’empire romain a-t-il grandi, pourquoi ses souverains ont-ils été puissans et glorieux ? C’est que de toutes les parties du monde nombre d’hommes intelligens et courageux affluaient à Rome… A mesure que des hôtes nous arrivent de diverses régions, ils apportent avec eux diverses langues, divers usages, diverses armes : tout cela orne et soutient la cour royale, tout cela inspire la terreur aux ennemis arrogans, car un état où règne unité de langue et d’usages est faible et sans force. » Les temps sont bien changés depuis le jour où le sage monarque traçait à ses descendans ce philosophique programme.

Une destinée presque inévitable condamnait l’Autriche, et plus particulièrement la Hongrie, à cette promiscuité de nations dissemblables et ennemies. Cette région était déjà comme le confluent ou le carrefour des trois grandes races de l’Europe moderne, latine, germanique et slave. L’arrivée des Magyars, arrière-garde de l’invasion des Huns, augmenta encore la confusion, d’autant que les nouveaux arrivans, en se convertissant au christianisme et en s’assimilant la civilisation occidentale, s’établirent solidement dans leur nouvelle patrie. Quelques siècles plus tard, les Turcs pénétraient

  1. Notre principal guide dans cette étude a été l’excellent ouvrage sur les Serbes de Hongrie publié en 1873 à Prague. Bien que ce livre ait paru anonyme, nous ne croyons pas être indiscret en nommant l’auteur, M. Emile Picot, aujourd’hui chargé du cours de langue roumaine à l’École des langues orientales. M. Picot a passé de longues années dans l’Europe orientale, dont il connaît à fond les langues et l’histoire, et nous ne saurions nous appuyer sur une meilleure autorité.