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tous. Lui, l’homme habitué aux raffinemens du luxe le plus délicat, il se trouvait pendant de longs jours perdu dans les marais de la Floride, sans linge, dévoré de vermine, avec la fièvre, réduit à vivre dans la société de trappeurs âpres, farouches. On le rançonnait sans pitié. Il défendait sa bourse avec fureur et faisait capituler ses bourreaux à force de volonté, d’entêtement. A peine remis, il reprenait la campagne, cherchant à pénétrer jusqu’aux sources mal connues du fleuve Saint-Jean.

Il échouait devant les difficultés topographiques, devant les lianes qui formaient comme un mur impénétrable à sa poitrine ; il échouait surtout par le manque d’argent, par le défaut de vivres qui en était la conséquence. Il faut lire ce récit émouvant des déceptions de Compiègne dans son livre Voyages, chasses et guerres. Ces pages sont comme la photographie des élans et des misères de notre héros. Elles le peignent en entier ; elles montrent, dans sa vraie lumière, cette figure si française dans sa gaîté résolue. Il garde toujours l’espoir, peut-être parce qu’il ne perd jamais la décision. Il a la grande qualité nécessaire à ceux qui vont vivre au milieu des farouches : la douceur, la patience fortifiée d’une énergie implacable. Il sait parler aux natures primitives, trouver le chemin de leur cœur, il sait au besoin les faire trembler. Il a les grâces du diplomate et la forte main du soldat.

Son début dans la vie d’explorateur n’avait point été heureux. a la fin de son entreprise, il se trouvait dans l’isolement d’une petite ville d’Amérique, sans argent, sans ses bagages, restés au loin par suite d’un accident. Il n’avait pour toit que la belle étoile et pour lit que le pavé ; mais il ne se décourageait pas, quand tout à coup la fortune venait à lui sous les traits d’un Yankee qui se mettait à sa disposition et lui rendait ses bagages. Il apprenait en même temps la déclaration de guerre de la France à la Prusse et oubliait ses rêves pour ne plus penser qu’au pays.

De retour en France, il s’engageait comme soldat dans un régiment de ligne, et le destin le conduisait à Sedan. Il y faisait héroïquement son devoir toute la journée. Dans les dernières convulsions de la bataille, au milieu de la fumée, sous les obus, il marchait au hasard dans la plaine, aux côtés de son capitaine, désespéré comme lui. Ils ne pouvaient plus rien rallier autour d’eux ; tout fuyait. Ils cherchaient la mort ; elle ne voulut point d’eux.

Il emportait de cette agonie de l’armée le dégoût de la vie, le mépris des choses de la terre et comme une révolte intérieure, âpre et sombre, qui allait lui donner de la force pour accomplir la triste marche vers la captivité. On allait par colonnes et par étapes vers la terre allemande. Au milieu des soldats de toutes les armes, que des uhlans poussaient comme un troupeau, il se traînait, affaibli, épuisé par la dyssenterie, qui abat les plus forts. La force d’âme ne l’abandonnait pas ou plutôt c’était le désespoir qui lui donnait des forces. Il allait jusqu’au bout, au