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d’un abus a disparu, et depuis le jour où a été proclamé l’hatti-houmaïoum de Gulhané, le sort des populations a subi d’heureux changemens. Les voyageurs impartiaux en conviennent, et les Russes, à ce qu’on assure, ont été surpris de l’état de prospérité et de richesse relative qu’ils ont trouvé en Bulgarie, et qui répondait peu aux sombres peintures qu’on leur avait faites. Qui oserait prétendre que la situation des raïas ne s’est pas améliorée, qu’ils ne sont pas plus riches, plus industrieux et moins molestés qu’il y a quarante ans ? La petite ville bulgare d’Eski-Saghra, nous dit M. Baker, comptait en 1850 près de 20,000 habitans ; elle en avait 32,000 en 1870, et de nombreuses industries y étaient florissantes. En 1870, elle ne possédait qu’une école chrétienne ; en 1870, elle en avait 50, fréquentées par 2,280 élèves. Croira-t-on qu’Eski-Saghra soit la seule ville de Roumélie où se soient accomplis de tels progrès ?

Les philottomans représentent aussi à leurs adversaires qu’ils sont trop exigeans, que la Turquie ne peut se transformer par un coup de baguette, que par une fatalité de la nature et de l’histoire les améliorations y seront toujours lentes, et qu’il est injuste de ne s’en prendre qu’aux Turcs. La péninsule illyrienne est une fort belle contrée, mais elle est aussi ingouvernable que fertile, et ce ne sont pas seulement les vices d’une administration routinière et gangrenée qui s’opposent aux réformes, ce sont aussi les fâcheux instincts, les molles habitudes des populations chrétiennes. Au sud comme au nord du Balkan, chrétiens et musulmans se ressemblent plus qu’on ne pense ; ils vivent d’ordinaire au jour le jour, sans souci de l’avenir. « L’idée de planter des arbres, nous dit M. Baker, n’entre jamais dans la tête d’un Grec ou d’un Bulgare, pas plus que dans celle d’un Turc, cela serait à leurs yeux une avance de fonds au bénéfice de la postérité et partant l’acte d’un lunatique. » Il ne faudrait pas croire non plus que ce soient seulement les valis et les pachas qui remettent au lendemain leurs bonnes actions, « L’habitude de la temporisation, of the procrastination, nous dit encore M. Baker, paraît être en Turquie une maladie qui attaque tout le monde, les chrétiens comme les mahométans, et non-seulement les régnicoles, mais jusqu’aux étrangers. Ce mal se présente au voyageur à chaque tournant de route, et peu s’en faut qu’il n’en devienne fou. il essaie d’abord de lutter ; l’ennemi est invisible, insaisissable, et il lui semble qu’il se bat contre le vent. Peu à peu, en désespoir de cause, il finit par se résigner à sa destinée, et par entendre sans sourciller l’éternel yarin, à demain ! Mais il ne faut pas se dissimuler que l’habitude de tout renvoyer au lendemain est la ruine du pays. Elle est née sous l’empire de Byzance, elle hâta sa dissolution, elle lui a survécu. » Byzance n’est plus, mais elle vit encore dans les âmes. Tel pacha prévaricateur aurait moins de facilité à se garnir les mains s’il