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n’avait pour complice de ses entreprises une foule d’intrigans incirconcis, capables de toutes les bassesses pour capter ses bonnes grâces, qui leur assurent l’impunité. Le patronage est une marchandise fort demandée en Turquie, et les effendis de Stamboul peuvent la vendre aussi cher qu’il leur plaît. On parle beaucoup du mal qu’ils font aux raîas, on parle trop peu du tort que les raïas se font à eux-mêmes. Assurément le commerce serait plus prospère en Roumélie et en Macédoine, si les routes étaient mieux entretenues, si les valis s’occupaient d’ajouter aux ponts l’arche qui leur manque. Il est également vrai que les terres seraient mieux cultivées si le clergé grec ou bulgare n’obligeait pas ses ouailles à célébrer chaque année cent quatre-vingts jours de fête et de chômage. Comme le savetier de la fable, les sujets chrétiens de la Sublime-Porte peuvent se plaindre que leurs curés les ruinent en fêtes ; le malheur est qu’ils ne s’en plaignent pas.

Enfin les philottomans n’ont-ils pas raison de dire et de répéter que le principal obstacle aux réformes est l’agitation fomentée par les intrigues, par les sourdes menées de l’étranger ? On sait aujourd’hui ce qu’il faut penser des insurrections des raïas ; ce n’est pas un produit indigène, c’est un article importé du dehors. Plus d’une fois les émissaires et les boute-feux venus de Bucharest, de Belgrade ou de plus loin, ont dû employer la force pour contraindre les paysans bulgares à s’enrôler sous leur drapeau ; souvent aussi les promesses ont suffi, et, trompés par un mirage, les moutons ont couru d’eux-mêmes à l’abattoir. Si nous en croyons M. Baker, et peut-être aurions-nous tort de ne pas l’en croire, le moins scrupuleux des pachas est un être moins malfaisant qu’un agitateur panslaviste. « Qu’on laisse ces populations à elles-mêmes, nous dit-il, elles sont capables et désireuses de développer leur industrie, d’améliorer leur condition ; mais c’est un droit que les agitateurs leur refusent, et l’état constant d’excitation où on les entretient produit un trouble fiévreux et un manque de confiance qui paralysent tous leurs efforts. » Ailleurs il s’écrie : « Si la chambre des communes avait à faire des lois pour dix-neuf Irlandes au lieu d’une, cela donnerait quelque idée des difficultés du gouvernement en Turquie, et peut-être alors quelques-uns de nos politiques seraient-ils plus modérés dans leur blâme, plus généreux dans les jugemens qu’ils portent sur ce malheureux pays. »

La première condition pour que la péninsule du Balkan entre sérieusement dans la voie du progrès est que les populations chrétiennes, désabusées du panslavisme-et de fallacieuses promesses dont elles ont été trop souvent les dupes, renoncent à tourner leurs regards vers Moscou et qu’elles cessent d’être en Turquie le parti de l’étranger ; ce jour-là seulement elles pourront revendiquer le droit de n’être plus traitées par leurs maîtres en ennemies. Aussi bien leurs intérêts ne sont-ils pas