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c’est-à-dire subir un retard dans le paiement de leurs traitemens, et, tout en soldant les menues dépenses mensuelles du service, il refusa de payer les appointemens. Les tribunaux, pour déjouer cette manœuvre et subvenir à leurs émolumens sans avoir recours au vice-roi, ont établi un nouveau tarif triplant les frais de procédure auquel ils ont donné un effet rétroactif quant aux causes déjà inscrites au rôle. C’est là une extrémité fâcheuse. L’exagération des frais, propre à décourager les plaideurs au moment où ils rencontrent déjà tant d’obstacles sur le chemin de la justice, n’est bonne qu’à déconsidérer la juridiction mixte.

Ce qui exaspère le plus les créanciers d’Ismaïl-Pacha, c’est la certitude que leur débiteur jouit d’une colossale fortune, qu’il travaille à leur soustraire sans scrupules. Sans parler des immenses territoires de la daïra Samieh, des récoltes abondantes de coton et de canne à sucre, que les Européens ruinés par leur emprunteur demandent à mettre eux-mêmes en valeur, il est hors de doute que la fortune privée du vice-roi est considérable et qu’il a su dissimuler une grande partie de son actif à ses créanciers. Avec quoi, sans cela, ses fils se proposeraient-ils de racheter les chemins de fer de l’Égypte au prix de 250 millions ? Avec quelles ressources Ismaïl-Pacha ferait-il face aux charges de la guerre d’Orient, dont il a pris une large part ? Comment subviendrait-il aux dépenses de la funeste expédition contre l’Abyssinie qui s’élèvent à 6 ou 7 millions par mois ? Comment enfin aurait-il abandonné ses terrains et sa liste civile en gage à ses créanciers, s’il n’avait mis de côté une fortune immense, si la daïra n’avait drainé depuis de longues années les richesses de l’état, habitué à passer après elle, si le plus clair des produits de l’emprunt étranger n’avait afflué dans ses caisses ? Il est certain qu’en détournant ainsi les revenus de.l’Égypte la daïra a assumé la responsabilité de la dette intérieure dans une proportion d’ailleurs assez difficile à fixer. Cependant on vit d’expédiens, on met la banqueroute à l’ordre du jour ; il n’est subterfuge qu’on n’emploie pour se soustraire à des engagemens solennels ; il n’est pas jusqu’au Nil qu’on n’accuse de manquer à ses promesses et dont on ne s’autorise pour laisser protester des traites qui certes avaient, dans la pensée des contractans, d’autres garanties que les limons du fleuve. Les créanciers embusqués, la saisie au poing, guettent à la douane les entrées qui viennent au nom du vice-roi ; mais il n’a garde de recevoir aujourd’hui les arrivages d’Europe en son nom, sachant avec quelle peine il les dégagerait des mains des garnisaires.

On voit par là qu’en somme l’établissement des tribunaux de la réforme a changé le terrain sur lequel se meuvent les porteurs de