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le masque d’une voix forte. — « Leoni ! » répond Juliette avec transport, et d’un bond, impétueuse et forte, elle s’élance dans la gondole qui passe, et vient tomber dans les bras de Leoni, qui l’étreint avec passion. Le lendemain, le malheureux Bustamente, qui a cru tuer Leoni en duel pendant la nuit et qui s’est trompé de rival, les voit tous deux monter légèrement sur le tillac du navire qui fait tous les jours la route de Venise à Trieste, et disparaître dans les vapeurs du matin. — Qu’on dise ce que l’on voudra, que l’on se récrie contre l’invraisemblance ou que l’on s’indigne contre l’immoralité, je défie qu’après avoir ouvert le livre on ne le lise pas jusqu’au bout, et qu’en le fermant on ne se sente pas troublé, incertain s’il faut plaindre ou mépriser cette femme, et mieux disposé à croire avec les anciens à l’existence de cette divinité aveugle, le destin, Fatum, qui faisait languir Phèdre dans l’attente d’Hippolyte, et qui précipitait Myrrha innocente dans les bras de son père.

Si Leone Leoni est la glorification de l’amour et l’apologie de ses entraînemens, Lucrezia Floriani est la théorie et le code de ses devoirs. Un intervalle de plus de douze années sépare ces deux œuvres. La première a été écrite dans l’ardeur de la jeunesse ; la seconde à l’entrée de la maturité. C’est en quelque sorte le résumé d’une longue expérience ; c’est aussi la dernière des œuvres de George Sand dont l’analyse de la passion soit l’unique sujet. Je ne m’inquiéterai pas de savoir si, comme on l’a prétendu et comme elle s’en défend dans ses mémoires, elle a entendu peindre dans cette nouvelle un des épisodes romanesques de sa vie. Bien différent serait en tout cas le dénoûment, puisque Lucrezia Floriani finit par mourir des chagrins que lui a causés le prince Karol, tandis que George Sand a survécu trente années à son héroïne. J’aime donc mieux voir dans cette héroïne un personnage imaginaire, par la bouche duquel elle fait parler quelques-unes de ses théories. Qu’est-ce en effet que cette Lucrezia ? C’est une actrice qui a été élevée dans une soupente éclairée d’une seule lucarne étroite, toute tapissée à l’extérieur de vignes sauvages et de folles clématites. Un grabat avec une paillasse de roseaux couverte d’indienne raccommodée en mille endroits, des figurines de saints en plâtre grossièrement coloriées, quelques dessins collés à la muraille et tellement noircis par le temps et par l’humidité qu’on n’y distinguait plus rien, un pavé raboteux et inégal, une chaise, un coffre et une petite table en bois de sapin, tel est l’intérieur misérable où la fille du pêcheur Menapage a passé ses premières années et senti couver en elle les dons de la force et du génie. « Voilà, dit-elle au prince de Karol, son dernier amant, voilà mon lit de petite fille où je me souviens d’avoir dormi les jambes