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pliées et douloureuses à mesure que je devenais trop grande pour l’occuper. Voilà, à mon chevet, une branche de buis béni qui tombe en poussière et que j’y ai attachée la veille de mon départ, de ma fuite… Tiens, voici encore un dévidoir, des moules et des navettes qui m’ont servi à faire des filets pour les poissons. Ah ! que de mailles j’ai sautées ou rompues, quand ma tête m’emportait loin de ce travail monotone, le seul que mon père me permît, en dehors des soins du ménage. Comme j’ai souffert du froid, du chaud, des cousins, des scorpions, de la solitude et de l’ennui, dans cette chère petite prison. Comme je l’ai quittée avec joie, sans même songer à lui dire adieu ! »

C’est pourtant auprès de cette petite chaumière qu’elle est venue chercher un abri pour se reposer d’une existence où, d’après son propre aveu, elle n’a pas compté le nombre de ses amans. C’est sur les bords du lac où son père jette encore ses filets qu’elle a acheté sur ses gains de théâtre une villa où elle s’est établie avec quatre enfans nés de trois pères différens, et où elle donne bientôt l’hospitalité à un nouvel amant. Quels sont donc les traits qui distinguent Lucrezia Floriani d’une aventurière vulgaire ? Une seule chose : ses théories sur l’amour, et elle expose ces théories dans un langage dont j’ai dû adoucir en quelques endroits la crudité : « L’amour, dit Lucrezia, est un sentiment de nature mystérieuse que tout le monde subit sans le comprendre. Ce sujet est si profond qu’il est effrayant d’y penser, et pourtant ne pourrait-on essayer sérieusement ce qui n’a été qu’aperçu d’une manière vague ? Le principal siège de l’amour est dans la tête. Je sais qu’on le place ailleurs ; mais ce n’est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive ; il s’empare du cerveau d’abord. Il frappe à la porte de l’imagination : sans cette clé d’or, il n’entre point. Quand il s’en est rendu maître, il descend dans les entrailles, il s’insinue dans toutes nos facultés, et nous aimons alors l’homme qui nous domine comme un dieu, comme un enfant, comme un frère, comme tout ce que la femme peut aimer. Il excite et subjugue toutes nos fibres vitales… Mais la femme qui peut connaître l’amour sans l’enthousiasme est une brute. » De cette théorie, Lucrezia Floriani a tiré trois préceptes d’une moralité relative auxquels elle se pique d’avoir toujours conformé sa conduite : ne jamais recevoir d’argent de ses amans ; ne jamais s’abandonner à l’amour avant que le cœur ait parlé, ne jamais aimer deux hommes à la fois. C’est pour être demeurée fidèle à ces trois préceptes que Lucrezia Floriani se croit en droit de dire : « J’ai la certitude d’être une femme honnête, et j’ai même la prétention d’être devant Dieu une femme vertueuse. » L’auteur n’essaie point d’y