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contredire. « La conduite de Lucrezia Floriani, dit-elle, était tellement honorable et digne (ce qui ne veut pas dire, qu’elle fût très régulière) que des femmes du monde la fréquentèrent avec sympathie et même avec déférence. » Elle nous assure même que son âme était restée chaste comme celle d’un petit enfant. Aussi, lorsque Lucrezia Floriani, après dix ans de vie commune avec le prince Karol, meurt des tourmens que lui cause la jalousie rétrospective (assez bien fondée, il faut en convenir) du prince, il ne dépendrait que de nous de nous attendrir sur le sort de cette pure victime de l’amour, et de la comparer avec l’auteur à la Lucrèce antique.

En lisant ces pages étranges, on comprend que leur apparition ait excité quelque scandale, et que les premières œuvres de George Sand lui aient fait adresser le gros reproche d’immoralité par les critiques (il y en a de tous les temps) qui se croient chargés d’exercer sur les œuvres littéraires le contrôle de la morale. Il est vrai qu’elle avait aussi ses défenseurs dont l’ardeur allait jusqu’à prendre les armes pour venger ses offenses. Le duel de Gustave Planche avec Capo de Feuillide est un des épisodes les plus singuliers de ces querelles littéraires. Mais ce qui devait satisfaire George Sand plus que le sang versé pour elle, c’était le sentiment de son prestige aux yeux de la génération nouvelle. Ses romans n’avaient pas tardé à devenir les livres défendus sur lesquels se jetaient les jeunes gens au sortir d’un collège, et que les jeunes femmes lisaient, le lendemain de leur mariage, en cachette de leurs maris et de leurs mères. « Je me souviens d’un été durant lequel je me suis enivrée de George Sand, » me disait une femme d’esprit, et c’était bien en effet le vin d’une véritable ivresse que versaient à longs traits dans les âmes ces œuvres, dont la forme un peu ampoulée répondait à l’enthousiasme et aux exagérations de leur temps. Aujourd’hui que ces exagérations sont tombées et que les querelles des partisans et des adversaires de George Sand nous rappellent un peu celle des gluckistes et des piccinistes, le moment est peut-être venu de rechercher dans quelle mesure ce reproche d’immoralité est fondé.

J’avoue n’avoir dessein ici de me placer qu’au point de vue modeste de l’honnête homme, comme on aurait dit au XVIIe siècle, et laisser à qui se sent ce droit le soin de dénoncer les dangers inséparables de la peinture même des passions. Sans doute cette peinture, lorsqu’elle est vive autant que naturelle, n’est point exempte d’inconvéniens pour les âmes faibles et peut les conduire à une exaltation périlleuse. Mais il faut aller plus loin et dire alors de toutes les œuvres d’imagination ce que Pascal disait de la comédie : « C’est une représentation si naturelle et si délicate des passions qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, surtout celle