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à défendre la tranquillité de sa retraite contre les entreprises de Sténio, et la paix de son cœur contre les souvenirs de son amour. Le bien, même qu’elle s’est efforcée de faire à d’autres âmes que la sienne se tourne contre elle ; elle est accusée d’avoir professé dans son couvent des doctrines étranges et remplies d’hérésies. Elle est dégradée de son rang d’abbesse, chassée du couvent des Camaldules et reléguée dans une abbaye ruinée et humide. C’est là qu’elle s’éteint lentement, dédaignant de se soustraire à l’injuste châtiment qui lui a été infligé, mais redevenue la proie du doute et du désespoir. Les espérances de réhabilitation qu’on s’efforce de lui faire concevoir sont repoussées orgueilleusement par elle. « Elle n’avait jamais su s’accommoder de ces promesses d’avenir. Son cœur avait d’infinis besoins, et il allait s’éteindre sans en avoir satisfait aucun. Il eût fallu à cette immense douleur l’immense consolation de la certitude. » L’ancienne abbesse des Camaldules se croit, dans le délire de ses nuits, la voix chargée de faire parvenir aux oreilles de la Divinité la plainte du genre humain. Elle hait l’éternelle beauté des étoiles, et la splendeur des choses qui nourrissaient ses contemplations ne lui paraît plus que l’implacable indifférence de la puissance pour la faiblesse : « Depuis dix mille ans, s’écrie-t-elle, j’ai crié dans l’infini : Vérité, vérité ! et depuis dix mille ans, l’infini me répond : Désir, désir ! » et elle meurt en blasphémant.

Il est facile de railler ce livre, qui, sur plus d’un point, prête à la critique ; il est surtout légitime de se scandaliser des scènes qu’il contient et dont quelques-unes ont donné lieu à d’intraduisibles commentaires. Il n’en demeure pas moins une des œuvres les plus vigoureuses qui soient sorties de la plume d’une femme. Ce n’est cependant pas dans le doute absolu et dans les blasphèmes de Lélia qu’il faut chercher le dernier mot et la réponse finale de George Sand à ces hautes questions qu’elle avait soulevées. Lélia (dont il existe au reste plusieurs éditions différentes) fut écrit dans une de ces heures de découragement, comme chacun d’entre nous peut en avoir connu dans sa vie, et qui tournent nos tristesses à l’exaltation et à l’amertume. « J’écrivis Lélia, dit George Sand dans ses Mémoires, sous le coup d’un abattement profond, à bâtons rompus et sans projet d’en faire un ouvrage ni de le publier… Qu’on se figure une personne arrivée jusqu’à l’âge de trente ans sans avoir ouvert les yeux sur la réalité, une personne austère et sérieuse au fond de l’âme qui s’est laissé bercer et endormir longtemps par des rêves poétiques, par une foi enthousiaste aux choses divines, par l’illusion d’un renoncement absolu à tous les intérêts de la vie générale, et qui tout à coup, frappée du spectacle étrange de cette vie, l’embrasse et le pénètre avec toute la lucidité que donne la force d’une jeunesse pure et d’une conscience saine ! » Sans tenir