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que le cuirassé fut obligé de se retirer du combat. Il mit le cap au nord-est tandis que la Vesta s’éloignait dans le sens contraire.

Tel a été l’un des principaux faits de guerre accomplis dans la Mer-Noire pendant la dernière campagne maritime. Il est tout à l’honneur des Russes. Leur marine est habituée à de telles actions d’éclat ! Ce nouvel exemple d’intrépidité n’était-pas nécessaire pour nous en convaincre ; mais il en ressort un enseignement nouveau particulier à la marine de notre temps. C’est qu’il est décidément très difficile de parvenir à rendre un cuirassé à peu près invulnérable, et que la plus forte cuirasse possible ne garantit pas les bâtimens blindés de blessures quelquefois mortelles, causées même par de très faibles navires que l’on est trop porté à considérer comme des pygmées impuissans. Tantôt c’est une simple frégate en bois qui d’un seul coup de son éperon coule un bâtiment blindé de premier ordre et le fait disparaître en quelques minutes, comme a pu le faire l’amiral Teghetoff à Lissa ; tantôt c’est une embarcation imperceptible, une espèce de planche flottant sur l’eau qui paraît s’échouer sous le navire. Qui s’en apercevrait, si l’on n’était maintenant sur le qui-vive ? Mais un choc à peine sensible contre la muraille du plus puissant vaisseau cuirassé suffit pour le précipiter, corps et biens, dans l’abîme et le détruire en un instant. Voici enfin un navire sans conséquence, un simple paquebot, construit pour le transport des passagers et des marchandises, qui tient tête à une grande corvette blindée, reçoit ses obus sans sombrer, l’accueille à son approche avec la fusillade et finit par percer son pont, crever ses chaudières, et le forcer à s’éloigner.

Ces exemples ne pouvaient manquer de frapper les esprits. Les gens de l’art y voient un remède dans un supplément de cuirasse qui couvrirait le pont ; d’autres demandent un blindage très fort pour protéger les canons de l’avant et de l’arrière ; ceux-ci voudraient qu’on étendît l’armure de tous les bâtimens à plusieurs mètres au-dessous de la flottaison ; d’autres insistent pour avoir un réduit cuirassé au milieu du navire. On leur répond que cette disposition donne surtout un tir de bordée auquel un navire agile et bien manœuvré parvient souvent à se soustraire. Il ne suffit pas qu’un requin ouvre sa formidable mâchoire, il faut qu’il se tourne pour happer sa proie, et cette nécessité donne à celle-ci le temps de s’échapper. Il y a des espèces que le vorace animal ne parvient jamais à atteindre, et son instinct lui apprend, dit-on, à ne pas les poursuivre. La solution de la difficulté serait toute simple s’il suffisait de couvrir les bâtimens cuirassés dans toute leur étendue d’un revêtement de fer assez épais pour résister à tous les projectiles. Mais cette solution est impraticable, puisqu’une telle armure écraserait le bâtiment et le mettrait dans la situation de ces chevaliers