Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du socialisme. Pour ne parler que d’une école, celle des saint-simoniens, on mettrait aujourd’hui assez mal à l’aise plus d’un homme engagé dans l’industrie ou dans la politique, si on publiait la liste complète de ceux qui ont assisté en habit bleu, sur l’estrade, » aux prédications de la rue Taitbout. Lorsque tant de solides intelligences étaient ébranlées, quoi d’étonnant qu’une femme à l’imagination ardente et aux instincts généreux se soit laissé gagner par le vertige, et n’ait pas montré plus de fermeté d’esprit que tel économiste en renom dont les avis font loi aujourd’hui ?

Je ne suis donc pas de ceux qui veulent mal de mort à George Sand d’avoir versé pendant quelques années dans le socialisme. Si l’on veut en effet juger des choses à un point de vue un peu élevé, on reconnaîtra que la préoccupation exagérée des souffrances sociales n’est point l’indice d’un esprit vulgaire, et que, dût cette préoccupation conduire à des conclusions imprudentes, elle n’en demeure pas moins à l’honneur de celui qui l’a ressentie. L’homme d’état qui de nos jours resterait par négligence ou par système absolument étranger à cette préoccupation manquerait assurément en quelque chose de ce que Royer-Collard appelait la partie divine de l’art de gouverner. Parce que ces questions d’hérédité, de capital, de salaires, semblent aujourd’hui quelque peu sommeiller, il ne faudrait pas croire en effet qu’elles ne se réveilleront jamais. Si la diffusion du bien-être et l’accession d’un plus grand nombre d’individus à la propriété sous toutes ses formes ont en partie enlevé à ces questions leur caractère aigu, on ne doit pas pour cela se laisser aller à oublier combien le voile brillant de notre civilisation cache de plaies vives, et combien, pour panser ces plaies, les remèdes de la charité sont insuffisans. On ne saurait s’étonner que les hommes atteints de ces plaies, entre les mains desquels une législation prématurée a mis la force et le droit, se sentent peu disposés à choisir pour la défense de leurs intérêts des mandataires indifférens à leurs maux, incrédules à leurs espérances, et portent de préférence leurs suffrages sur ceux qui, sincères ou non, ne craignent pas de leur vanter la vertu de quelque panacée. Pourquoi faut-il que ceux-là, de leur côté, ne fassent trop souvent de l’étude de ces questions qu’un moyen grossier de capter ces suffrages, et, sitôt après les avoir obtenus, ne paraissent préoccupés que de payer leur dette en flatteries et non en services ! Ne doit-il pas y avoir des âmes délicates et fières qui se sont senties souvent émues de sympathie pour ces classes ouvrières où tant d’intelligence et d’amour du travail se mêlent à tant de passions aveugles, et qui ont contenu sur leurs lèvres l’expression publique de cette sympathie dans la crainte qu’elle ne parût entachée de quelque arrière-pensée ambitieuse et personnelle ?