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terra incognita. C’était alors le suprême honneur auquel aspirait un navigateur, obscur la veille, que de donner son nom à un continent nouveau, et parfois d’ardentes controverses s’élevaient entre deux explorateurs qui se disputaient le mérite de la première découverte. La difficulté ne serait pas moindre aujourd’hui s’il fallait baptiser nos vieilles contrées du nom des auteurs qui les premiers en ont décrit, c’est-à-dire à demi créé les beautés, et l’on se trouverait en présence de plus d’une compétition légitime. À Bernardin de Saint-Pierre reviendrait sans conteste l’Ile de France, à Rousseau la Suisse, à Chateaubriand l’Amérique. Mais Byron pourrait bien lui disputer la Grèce, et ne serait-il pas juste de laisser Rome à Mme de Staël ? Dans cette répartition nouvelle des royaumes de la terre, quelle serait la part de George Sand ? Je n’hésiterais pas pour mon compte à la faire très-large en lui adjugeant Venise et la Vallée-Noire ; mais je ne me dissimule pas les réclamations que ce partage soulèverait. Passe pour la Vallée-Noire, dirait-on ; mais Venise ! Venise, la ville classique des palais et des gondoles, n’avait-elle pas été célébrée sur tous les tons, en vers et en prose, avant que George Sand n’en visitât les rivages ? Je le veux bien ; mais prenez les Confessions de Rousseau. Dans quels termes ce premier peintre de la nature a-t-il parlé de Venise, où il a séjourné dix-huit mois ? Comme d’une ville célèbre seulement par ses amusemens et ses courtisanes. Quel souvenir en a-t-il gardé ? Celui de l’aventure qui se termine par le mot célèbre : Lascia le donne e studia la matematica ! C’est tout. Ouvrez ensuite Corinne et voici ce que vous lirez au XVe livre : « L’aspect de Venise est plus étonnant qu’agréable ; on croit d’abord voir une ville submergée, et la réflexion est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre sur le bord de la mer, mais, Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d’un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s’empare de l’imagination en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation ; on ne voit pas même une mouche dans ce séjour ; tous les animaux en sont bannis, et l’homme seul est là pour lutter contre la mer. Ce n’est pas la campagne, puisqu’on n’y voit pas un arbre ; ce n’est pas la ville, puisqu’on n’y entend pas le moindre mouvement ; ce n’est pas même un vaisseau, puisqu’on n’avance pas. C’est une demeure dont l’orage fait une prison. »

Lisez maintenant, en regard de cette description maussade, les premiers chapitres de Consuelo, ce délicieux chef-d’œuvre que George Sand a gâté ensuite à plaisir en égarant son héroïne dans les forêts de la Bohême et les grottes du Schreckenstein. Promenez-vous avec elle dans cette Corte Minella où le jour les