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force de voluptés, réalisant en un mot cette définition délicate que Chamfort donnait du Français, « le seul de tous les hommes dont l’esprit puisse être entièrement corrompu sans que le cœur soit atteint. » A coup sûr il peut se trouver un idéal de personnage plus élevé, mais ce type de dandy sanguin a son genre de noblesse après tout, et il a en outre ce mérite très particulier qu’il se prête merveilleusement bien au rôle de justicier dramatique. Comme son mépris s’entend à flageller ! comme son expérience du vice est habile à le démasquer ! comme son impertinence se plaît à berner la sottise ! comme son scepticisme le tient en garde contre les pièges de la fausse vertu et le jargon du faux amour ! Ne vous y trompez pas, ce type, c’est l’image même de l’auteur dramatique nouveau qui va se révéler, une fois ses années de poésie expirées, et il n’a été à ce point le favori de M. Augier que parce qu’il lui permettait plus facilement que tout autre de donner corps aux élémens particuliers de génie comique qu’il sentait en lui.

A partir du jour où il a eu renoncé résolument à tous les jolis genres cultivés pendant sa jeunesse, M. Augier n’a plus parlé qu’exceptionnellement la langue du vers, qu’on aurait pu croire au contraire sa langue naturelle. Deux fois en vingt ans, c’est peu quand on l’a parlée sans désemparer pendant dix ans. Eh bien ! nous oserons dire, comme pour la fantaisie, que nous n’en avons pas trop regret. Et d’abord ce facile abandon prouve clairement une chose, c’est que la poésie n’est pas chez lui irrésistible ; si elle était le vêtement indispensable de sa pensée, il n’aurait pas songé à y renoncer, et y eût-il songé, il n’aurait pu exécuter son projet. La poésie de M. Augier manque en effet quelque peu de spontanéité ; elle est l’œuvre d’un labeur ingénieux, si facile, il est vrai, qu’il en est parent de l’inspiration, mais qui, pour être sans fatigue, n’en est pas moins un labeur ; elle est chez lui, en un mot, une conquête plutôt qu’un don. Et puis l’emploi de la langue du vers au théâtre dépend étroitement et du genre et du sujet. Tout genre ou tout sujet qui n’admet pas une certaine perspective, qui ne crée pas un certain éloignement entre les spectateurs et les personnages de la pièce, repousse le vers de lui-même. L’histoire, qui possède naturellement cette perspective, la fantaisie, qui a le pouvoir de la créer tout naturellement aussi par l’effacement de toute condition précise de temps et de lieu, appellent ou imposent le vers. La comédie de caractère admet aussi le vers, parce que, se donnant pour mission de peindre le vice plutôt que les individus vicieux, elle élève ses personnages à la hauteur de types généraux, et que, par cette généralisation, elle crée un milieu abstrait qui tient lieu de la perspective indispensable et permet à la poésie toute la liberté qui lui est