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souverain s’était montré plus maître de soi et plus intelligent des nécessités du moment, plus réellement politique que Cavour même[1]. C’est un rare mérite pour un chef d’état que de savoir abandonner le gouvernement à ses ministres, alors que pour l’intelligence et pour l’expérience il se sent au moins leur égal. Il y a dans ce cas un double écueil à éviter : le roi d’Italie sut seconder les plus habiles de ses ministres, sans s’offusquer de leur talent ou de leur popularité ; il sut tolérer les plus médiocres sans chercher à profiter de leur faiblesse pour s’emparer personnellement de la direction des affaires.

Victor-Emmanuel avait des qualités qui le rendaient manifestement propre au rôle délicat de roi constitutionnel, une franchise sans ostentation, un bon sens sans vulgarité, une finesse sans dissimulation, une fermeté sans entêtement. Est-ce à dire que le roi d’Italie ait eu pour ce métier, qu’il remplissait avec tant d’aisance, une prédisposition native, et une vocation spéciale ? Je ne le pense point ; Victor-Emmanuel eût pu tout aussi bien que ses pères faire un monarque absolu. Il était d’un tempérament sanguin, d’un caractère décidé, vif, impétueux même ; le sang-froid et la modération furent chez lui autant une conquête de la volonté qu’un don de la nature. Comme tout chef d’état, plus qu’aucun autre peut-être, le fils de Charles-Albert a eu dans ses trente années de règne plus d’un sacrifice à faire au bien de l’état et aux volontés de la nation ; il leur a dû plus d’une fois immoler ses goûts et ses sympathies, voire ses sentimens de famille, ses affections, ses scrupules. La confiance de son peuple était pour lui la juste récompense de ce loyal dévoûment. N’ayant jamais recherché le pouvoir personnel, il gardait sur ses ministres et sur la nation un grand ascendant personnel. Sa popularité, qu’il n’avait jamais jouée imprudemment, demeurait pour l’Italie comme un trésor intact et une ressource suprême en cas de péril national.

En passant du souverain aux sujets, nous trouvons que, si certaines circonstances semblaient faciliter l’établissement du régime parlementaire, d’autres lui pouvaient opposer des obstacles sérieux. Au premier rang des conditions favorables, il faut d’abord placer le caractère même de la nation, l’esprit tempéré de l’Italien moderne, le bon sens et la finesse pratique d’un peuple auquel ses malheurs ont appris à rester maître de lui-même. Il faut compter aussi le cens électoral, qui retient en dehors de l’arène parlementaire les classes les plus ignorantes et les plus accessibles à la propagande des partis extrêmes de droite ou de gauche. Les Italiens

  1. Voyez les études de M. de Mazade sur Cavour dans la Revue des 15 mars, 15 avril, 1er juin, 15 juillet, 15 septembre 1876, 1er janvier 1877.