Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/922

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passif, ne fera que promulguer des règlemens préparés en dehors d’elle, et approuvés ou réformés par la Russie. Il n’y aura donc plus dans tout l’Orient d’autre autorité que celle de la Russie, de qui les populations devront tout recevoir et tout attendre.

Cependant, si léonin que ce traité doive paraître, la Russie a atténué ou habilement voilé quelques-unes de ses demandes primitives. Andrinople et Salonique devaient d’abord être englobées dans la Bulgarie : ces deux villes restent sous la domination turque, mais Andrinople, à peu près enclavé dans le territoire bulgare, sera soumis à une sorte de blocus perpétuel ; quant à Salonique, dont le commerce était alimenté par les exportations de la péninsule, cette ville s’en verra bientôt dépouillée. Il suffira d’établir, le long de la vallée du Karasou, un chemin de fer de peu d’étendue et d’une exécution facile pour relier Kavala au réseau ferré déjà construit et y amener tous les produits du pays. Le tribut à imposer à la nouvelle principauté avait été affecté à l’amortissement de l’indemnité de guerre et devait être payé directement à la Russie ; mais la situation faite à la Bulgarie, occupée par des troupes russes, administrée par des fonctionnaires russes, et versant ses contributions au trésor russe, devenait trop manifeste. Le tribut de la Bulgarie sera donc versé dans une banque à désigner par la Porte et qui pourra être au besoin celle de Saint-Pétersbourg : la Porte donnera à la Russie des délégations sur cette banque, et le même résultat sera obtenu sans que l’Europe ait rien à dire. Il paraît également incontestable que, conformément aux idées développées par le prince Wassiltchikof dans le Severny Vestnik, les négociateurs russes avaient demandé six vaisseaux cuirassés à choisir dans l’escadre turque, en offrant de déduire le prix de ces vaisseaux du montant de l’indemnité. Ici encore, pour rassurer l’amour-propre du sultan et prévenir les réclamations de l’Angleterre, il a fallu recourir à un détour. L’article 19 du traité renvoie à une convention spéciale la détermination du mode de paiement de l’indemnité ainsi que des garanties à fournir par la Turquie. Il est évident que la Porte ne sera jamais en état de payer ni le capital ni même les intérêts de 1,200 millions : elle livrera un à un à la Russie ses cuirassés, dont l’entretien sera devenu une lourde charge pour ses finances obérées : l’Europe, qui n’aurait point toléré la cession de la flotte entière, fermera les yeux sur une série d’aliénations partielles qui aboutiront au même résultat.

Aucun artifice de rédaction, aucun commentaire si subtil qu’il soit, ne peut dissimuler ce fait incontestable et éclatant que le traité de San-Stefano retire à l’empire turc tout élément de vitalité et met cet empire à la discrétion de la Russie, désormais maîtresse de son sort. Constantinople n’a plus d’autre protection que ses murailles :