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n’évacueraient pas le territoire ottoman tant que la flotte anglaise continuerait à séjourner dans la mer de Marmara. Leurs projets d’embarquement à Buyuk-Déré n’étaient donc pas sincères.

Les choses en sont là aujourd’hui. Au point de vue militaire, les forces anglaises et russes sont toujours en présence, se surveillant mutuellement, et le moindre incident peut amener une collision. Au point de vue diplomatique, lord Salisbury, qui a succédé à lord Derby dans les fonctions de chef du foreign office, a débuté par l’envoi d’une circulaire qui est un véritable acte d’accusation contre la Russie, et où sont résumées les critiques de toute nature qui peuvent être adressées au traité de San-Stefano. De son côté, le frère du tsar, le grand-duc Nicolas, rend visite au sultan et à ses ministres, fait échange de présens avec eux, parcourt Constantinople accompagné d’officiers en uniforme, et prend moralement possession de la capitale turque. La Roumanie déclare qu’elle tient pour nul un traité conclu sans sa participation ; le tsar répond par la menace d’occuper militairement la Roumanie et de faire désarmer l’armée roumaine. Le conflit, pour être latent, n’en est pas moins engagé partout : éclatera-t-il à ciel ouvert, ou est-il encore possible de l’arrêter ? Si les agrandissemens stipulés en faveur de la Serbie et du Monténégro étaient restreints de façon qu’il ne fût plus au pouvoir de ces deux principautés d’isoler la Bosnie et l’Herzégovine de l’Albanie ; si la limite de la Bulgarie, indûment étendue jusqu’à l’archipel, était reportée à l’intérieur des terres, de façon qu’il fût possible aux Turcs de communiquer, sans quitter le territoire ottoman, avec les provinces occidentales qui leur sont laissées, les principales objections des puissances seraient levées, et une transaction serait facile sur tous les autres points. Seulement le but de la Russie, qui est de mettre l’empire ottoman dans l’impossibilité de vivre, ne serait plus atteint, et il est à craindre que l’orgueil militaire et l’exaltation du patriotisme slave ne fassent refuser par la Russie des concessions qui pourraient paraître imposées par l’intimidation. Une collision deviendrait alors inévitable et prochaine ; et il est probable que le malheureux sultan serait contraint de donner le signal d’une lutte dans laquelle disparaîtraient peut-être les débris de son empire. Suivant l’influence qui deviendra prédominante à Constantinople, le sultan sommera la Russie, au nom du traité de San-Stefano, d’évacuer le territoire ottoman, ou il sommera l’Angleterre, au nom du traité de Paris, de retirer son escadre de la mer de Marmara. A l’une comme à l’autre de ces demandes, c’est le canon qui répondra.


CUCHEVAL-CLARIGNY