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frère légitime. Le premier était pauvre, déshérité, obligé de vivre chichement pour se maintenir dans la position conquise à la sueur de son front ; le second, ayant eu de tout temps les caresses de la famille, choyé par le père dont il avait seul le droit de porter le nom, menait une existence heureuse et facile. Au spectacle de cette inégalité, l’envie et toutes sortes d’irritations malsaines se logèrent au cœur du pauvre diable. Pour faire figure, lui aussi, parmi ses camarades d’école, il succomba à la tentation de puiser clandestinement dans la bourse de l’un d’eux, et cette mauvaise pensée brisa tristement sa carrière.

Voilà la réalité. Comme le dit très bien le héros de la pièce de M. Emile Augier, « le bonheur est la moitié de la vertu. » Malgré l’effacement des préjugés sociaux, le progrès des idées d’égalité, la tolérance des mœurs actuelles, l’enfant naturel, même lorsqu’il arrive à se frayer un chemin dans le monde, laisse en route une bonne portion de ses meilleures qualités natives. Il y perd ce velouté de l’âme que conservent les enfans auxquels les sourires du père et de la mère ont été prodigués dès le berceau, et même dans la bonne fortune le souvenir des déboires et des humiliations du début dépose au fond de son cœur une méfiance et une aigreur qui ne s’en vont plus.

C’est ce qu’a compris M. Augier, et, bien que son héros ne doive pas être rangé dans la catégorie de ces âmes débiles que le malheur pervertit, l’auteur des Fourchambault s’est gardé de faire du fils naturel de Mme Bernard un de ces beaux garçons aimés des dieux et des femmes, dans le genre du Jacques Vignot de M. Dumas fils. Il a su, en créant son principal personnage, rester dans la nature et dans la vérité. Le fils de la femme qu’a séduite et abandonnée Fourchambault père devient, il est vrai, l’un de plus riches armateurs du Havre, à la suite de spéculations habiles ; mais il n’est pas heureux, et la laborieuse existence qu’il a menée ne l’a pas embelli. M. Augier nous le montre vivant à l’écart, en tête-à-tête avec sa mère, qu’il n’a présentée à personne et qui ne reçoit personne. Il a résolu de ne se point marier, parce qu’en prenant une femme il serait obligé de lui faire connaître sa naissance irrégulière, et parce que celle-ci, apprenant la faute de Mme Bernard, marchanderait peut-être à la mère le respect et l’affection dont son fils veut qu’elle soit entourée. Bernard a une âme fière, loyale, énergique, au fond de laquelle les souffrances et les humiliations passées ont fait germer un amer ressentiment. Il hait violemment l’homme qui a délaissé sa mère après lui avoir promis le mariage. Mme Bernard lui a toujours caché le nom du séducteur ; quand il la presse de questions à ce sujet, elle se borne à baisser la tête en murmurant des paroles d’oubli et de pardon qui ne font qu’irriter la colère de ce fils aigri par une rancune longtemps dévorée en silence.

M. Emile Augier a dessiné le personnage de Bernard avec la vigueur,