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la franchise et la netteté d’un maître. Il a mis en relief toutes les saillies de ce caractère à la fois sympathique et rude, affectueux et renfermé, généreux et ombrageux. Bernard est l’une de ses créations les plus vivantes et les plus originales ; elle tient dignement sa place à côté de Giboyer et de Maître Guérin. Il est juste d’ajouter que M. Got, chargé d’interpréter ce rôle, a mis au service de l’auteur la puissance merveilleuse d’un talent de premier ordre. Pathétique sans violence, familier sans vulgarité, trouvant toujours la note vraie, soulignant d’un geste sobre et expressif les moindres intentions du dramaturge, sachant à la fois être simple, éloquent et naturel, M. Got a rendu le personnage de Bernard en artiste achevé, et le public dans ses applaudissemens l’a justement associé au grand succès de l’auteur dramatique.

En regard du logis austère de Bernard l’armateur, M. Emile Augier a représenté l’intérieur bruyant et luxueux du ménage Fourchambault, un ménage de riches banquiers havrais, lancés dans le plein courant de la vie dissipée et mondaine : — le mari honnête homme, mais faible, la femme dépensière et futile, la fille positive avant l’âge et ne songeant à dix-huit ans qu’aux vanités d’un mariage brillant ; le fils, Léopold Fourchambault, occupant les loisirs que lui laisse son cercle à compromettre une jeune créole qui reçoit l’hospitalité chez Mme Fourchambault en attendant qu’elle trouve un emploi d’institutrice. Dans la peinture de ce frivole intérieur provincial, M. Augier a dépensé sans compter tous les trésors de sa verve mordante et satirique. Il a spirituellement et vertement raillé l’étroitesse de cette morale bourgeoise, dont les principes sont tout en surface et qui est bornée à droite par l’intérêt bien entendu, à gauche par le respect humain. Il a flagellé d’une main impitoyable, parfois même un peu brutale, les mères qui ne montrent à leurs filles d’autre idéal qu’un beau mariage, qui ferment doucement les yeux sur les amourettes nouées par leurs fils dans leur propre maison, parce qu’elles y trouvent une commode garantie contre les dissipations du dehors et parce qu’elles estiment, selon la doctrine de Léopold Fourchambault, que « les institutrices, les dames de compagnie et les maîtresses de piano sont des victimes naturellement vouées à ce genre d’accident. » — Peut-être pourrait-on même reprocher à M. Emile Augier d’avoir, dans le dessin des figures de M. et de Mme Fourchambault, appuyé sur son crayon de façon à pousser le trait comique jusqu’à la caricature. Mme Fourchambault est parfois d’une vulgarité trop plate. On a beau nous dire que M. Fourchambault est un homme sans caractère, bon comme du pain, « tout en mie, » il y a des scènes où sa faiblesse devient de la bêtise et où le bonhomme disparaît pour faire place à la ganache. Il est vrai que les acteurs chargés de représenter ces deux personnages semblent accentuer comme à plaisir la nullité de l’un et la platitude de l’autre ; mais,