Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/969

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout en tenant compte de cette interprétation défectueuse, il semble que les ridicules du ménage Fourchambault demanderaient à être touchés d’une main parfois un peu plus légère.

Là où les maîtresses qualités de M, Emile Augier s’épanouissent dans tout leur éclat, c’est lorsque les incidens imaginés par l’auteur mettent tout à coup en présence les intérêts des Fourchambault et des Bernard. La faiblesse du banquier et les prodigalités de sa femme ont préparé la ruine de la maison de banque ; la déconfiture d’un correspondant l’achève. Faute de 240,000 francs, la maison Fourchambault va être mise en faillite. Fourchambault frappe en vain à toutes les portes, et Mme Bernard reçoit cette nouvelle de la bouche de son fils. En apprenant le désastre de l’homme qu’elle a aimé et qui l’a abandonnée, la mère pousse un cri, et, se tournant vers ce fils qui ignore toujours le nom de son père, elle invoque ses sentimens généreux en faveur du banquier. — Il faut le sauver ! s’écrie-t-elle. — Ma foi non, réplique l’armateur, qui ne s’explique pas cet excès de générosité à l’égard d’un étranger ; non, l’argent est trop dur à gagner pour jeter une pareille somme par les fenêtres. — Il faut le sauver, répète avec énergie Mme Bernard, je le veux… tu le dois,.. Bernard brusquement remué regarde sa mère droit dans les yeux ! — C’est lui qui est mon père ! dit-il, et tandis qu’elle courbe la tête et garde le silence, il ajoute : — Eh bien, tu as raison, je ferai mon devoir.

Il me semble difficile, avec une aussi grande simplicité de moyens, d’exciter plus puissamment l’émotion dramatique. Ce deuxième acte des Fourchambault renferme une des plus belles scènes du théâtre contemporain. L’auteur avait rarement, je crois, atteint ce degré de grandeur et de simplicité qui est la marque de la vraie beauté dans l’art. Jamais du reste M. Emile Augier n’avait encore combiné avec une mesure et une science plus parfaites les qualités si diverses dont la nature l’a richement doué ; je veux dire la fantaisie poétique, la verdeur de l’esprit et le sentiment vigoureux de la réalité. Il y a au quatrième acte une scène où Marie Letellier, l’institutrice créole, et Bernard, placés de chaque côté de Mlle Blanche Fourchambault, cherchent à dégoûter la jeune fille de la chimère des mariages d’argent et tentent de la convertir à la doctrine de la passion vraie et désintéressée. On pressent que le rude Bernard et la jeune orpheline créole s’aiment sans se l’être jamais avoué ; à travers ce plaidoyer alterné qui s’adresse à une étrangère, la tendresse voilée de ces deux avocats de l’amour pur se trahit d’une façon charmante ; elle s’exhale comme un parfum discret et délicieux au-dessus de la tête de cette jeune fille positive, qu’elle finit par enivrer doucement à son tour. Il y a là un courant de poésie et de jeunesse qui rafraîchit le cœur, et on est heureux de retrouver sous le robuste peintre des réalités de la vie l’aimable poète de la Ciguë et de Philiberte.