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Et si ce n’est qu’une ombre, à quoi bon ce tourment,
Cette peur de la mort et de l’effondrement?

Cette angoisse elle-même est-elle une chimère,
La tremblante lueur d’un reflet éphémère?..

Ainsi je vais songeur, et comme à l’horizon,
Les bromes de la nuit flottent sur ma raison.


Il me semble que cette pièce est caractéristique. Dans son obscurité, elle est elle-même la saisissante image de la situation d’esprit du poète. Comme il le dit dans les deux derniers vers, il se formait déjà alors des brouillards dans son cerveau. Sa pensée était arrivée à cet état crépusculaire où les formes n’ont plus de précision et de relief que du côté du couchant; partout ailleurs des brumes s’élèvent, les objets s’y enfoncent, les couleurs s’y effacent. A l’époque où il composait ces vers, Lenau ne savait plus voir nettement le monde extérieur; il vivait au dedans de lui, dans une atmosphère de pensées confuses et changeantes. Quand parfois il sortait de sa subjectivité pour traiter des sujets impersonnels, son imagination, déjà naturellement triste, ne trouvait plus que des inspirations et des couleurs funèbres, comme dans cet étrange petit poème, intitulé les Trois, qui donne l’impression d’un lugubre cauchemar ;


« Trois cavaliers, après une bataille perdue, — chevauchent lentement, si lentement!

« De leurs blessures profondes le sang coule, — et les chevaux flairent cette chaude rosée.

« Le sang dégoutte de la selle et de la bride — et il délaie en tombant la poussière avec de l’écume rougie.

« Les chevaux vont d’un pas lent, affaibli, — mais le sang coule toujours plus fort et plus abondamment.

« Les cavaliers chevauchent étroitement unis, — l’un s’appuyant sur l’épaule de l’autre.

« Ils se regardent tristement dans les yeux — et ils se disent :

« — Au pays, une belle fille fleurissait pour moi, — aussi cela me coûte de mourir.

« — Moi, j’ai une maison, un verger et de beaux bois, — et songer qu’il faut si vite quitter tout cela!

« — Dans le monde du bon Dieu, moi, je n’ai rien, — absolument rien, et pourtant cela m’est dur de mourir.

« Et guettant cette funèbre chevauchée, — trois vautours là-haut planent dans l’air,

« Et avec des cris sauvages ils se partagent déjà les proies : — « Toi, tu mangeras celui-là; toi, cet autre, et moi, celui-ci. »