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Non-seulement l’imagination du poète s’assombrissait chaque jour davantage, mais sa santé donnait de graves inquiétudes à ses amis. Son estomac était complètement délabré et ses accès d’humeur noire redoublaient. Il devenait de moins en moins communicatif, et en lui un dur combat se livrait entre la philosophie nuageuse qui envahissait le cerveau, et la poésie qui ne voulait pas céder la place. La mort d’un de ses amis intimes, le comte Alexandre de Wurtemberg, qu’il aimait tendrement, acheva de le jeter en proie au démon de l’hypocondrie. Un jour, en se promenant dans les rues de Stuttgart, il fut frappé d’un mot gravé au-dessus de la porte d’une vieille maison : — Linquenda. Depuis il le répétait souvent avec un accent mélancolique. — Linquenda, linquenda! Il faut tout quitter. — Le vide fait autour de lui par la mort ou l’éloignement de ses meilleurs amis réagissait de plus en plus sur sa pensée; ses vers n’étaient plus que des cris de renoncement et de désespoir :


« T’es-tu déjà trouvé tout seul, — sans amour et sans Dieu, dans une lande désolée, — blessé à mort par la destinée mauvaise et comprimant ta blessure — avec une fierté muette, une sourde et farouche colère?

« Avais-tu vu s’évanouir toute espérance de joie, — comme le chasseur au bord d’un précipice — entend mourir au loin l’aboiement de son chien perdu — ou comme s’éteint un chant d’oiseau à l’arrière-saison?

« Si tu as erré ainsi tout seul à travers la lande, — alors tu connais la douleur qui vous époinçonne, — tu sais comme on se jette la face contre une roche en l’embrassant.

« Et comme épouvanté de sa propre solitude, — on se laisse rouler du haut des rochers — en étreignant le vent dans ses bras.

« Le vent te fuit, tu ne peux le saisir; — la pierre est morte, son sein est froid et rude; — en vain tu chercherais une consolation, — tu te sentirais seul même auprès des roses.

« Tu les verrais bientôt à ton approche pâlir, — occupées uniquement de leur propre agonie. — Va plus loin, partout le malheur te suit — dans les longues rues obscures, habitées par des vivans.

« Tu vois çà et là des gens sur le seuil de leurs maisons; — devant toi portes et fenêtres se ferment; — les maisons du village sont déjà loin et tu sens un frisson de terreur.

« Sans amour et sans Dieu! Un vent glacé souffle dans les champs, — le chemin est horriblement désolé... Et toi? — Ah! le monde entier est triste à désespérer. »


Cette fois, ce n’est plus seulement de la tristesse, c’est le cri d’un désespoir sans cause et sans mesure. A la lecture de ces deux