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de Dmitri. Un reproche plus grave à lui adresser, c’est de s’être permis de faire figurer dans cette fable grotesque, sans son consentement, le vénérable métropolite Platon, qui se mourrait à quelques lieues de là.

La population de Moscou se trouvait dans une singulière disposition morale, dans cet état d’exaltation fébrile qu’a connu Paris pendant les jours tragiques du siège. Alors les esprits, malades d’anxiété ou d’enthousiasme, se laissent prendre aux nouvelles les plus incroyables. Des superstitions inattendues naissent comme d’elles-mêmes. Des types singuliers se révèlent dans la diversité des caractères opprimés sous le poids des mêmes événemens. A Moscou, il y avait les découragés qui croyaient Napoléon invincible, toute force humaine impuissante contre lui, toute résistance insensée et presque impie, car qui savait si l’invasion française n’était pas un châtiment que Dieu envoyait à la Russie pour la mort de Paul Ier? Rostoptchine, volontiers dur pour le jeune souverain, ne lui fit pas grâce de ce cruel propos, ayant soin naturellement d’y mêler les martinistes, et en prenant texte pour appeler sur eux de nouvelles rigueurs. Il y avait les bavards qui, par intempérance de langue et désœuvrement, propageaient les nouvelles les plus alarmantes. Le gouverneur usa envers eux d’un moyen de répression assez original : il les faisait conduire dans une maison d’aliénés, avec ordre de leur administrer des douches tous les matins et de les purger tous les samedis. Il y avait les superstitieux : «Dans la ville, écrit Rostoptchine, on colportait des récits de visions, de voix qui se faisaient entendre dans les cimetières. Certains prophétisaient et accommodaient aux circonstances divers passages des Écritures. Ils avaient trouvé dans l’Apocalypse l’annonce de la chute de Napoléon; le pays du nord, que voulait assujettir le pays du couchant, devait être sauvé par un homme élu de Dieu qui s’appellerait Michel. Par bonheur et pour la consolation de ces esprits crédules, trois des généraux, Barclay de Tolly, Koutouzof et Miloradovitch, portaient le prénom de Michel. Il y avait même des disputes à ce sujet, et le peuple disait : Si ce n’est pas Koutouzof, ce sera le grand-duc Michel. Chaque jour se présentaient chez moi diverses personnes, ayant la Bible sous le bras, et qui, d’un air mystérieux, m’expliquaient le texte sacré et me récitaient les prières composées par elles. » Un autre jour, disent encore les mémoires, « on me signala une grande affluence de peuple auprès d’une tour élevée qui se trouve à l’extrémité de la ville. Je me rendis sur les lieux, moins par curiosité que dans le dessein d’amener le peuple à se disperser, sachant qu’il faut toujours s’attendre à quelque sottise quand il est attroupé quelque part. Je trouvai là 3,000 personnes; elles tenaient