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les yeux fixés sur un malheureux faucon qui, ayant des entraves aux pieds, comme tous les oiseaux employés à la chasse, s’était embarrassé après la croix de la tour et y restait suspendu. Un passant l’avait remarqué et montré à d’autres; une foule d’oisifs s’étaient assemblés pour ce spectacle; les plus clercs d’entre eux expliquaient que cela présageait la victoire sur l’ennemi. Ce faucon, disaient-ils, c’était Napoléon qui dans la croix trouvera sa perte. J’abondai dans le sens de ces braves gens, et ce faucon donna une lueur d’espérance à la partie la plus sotte de la population, qui n’en est jamais la moins nombreuse. »


V.

Rostoptchine, toujours prompt à laisser tomber son dédain philosophique sur la crédule engeance humaine, était-il exempt lui-même de toute crédulité? Qui ne connaît l’histoire de ce fameux ballon qu’un certain Allemand, nommé Leppich ou Schmidt, fabriquait secrètement dans un des jardins de Moscou, et qui devait couvrir de feux l’armée française? Tout le monde à Moscou en parlait d’un air mystérieux et tout le monde y croyait. A Paris, pendant le siège, on a cru aussi au feu grégeois qui devait anéantir l’armée prussienne et n’en laisser à l’empereur Guillaume que des échantillons. Les historiens hostiles à Rostoptchine ont soutenu que ce ballon n’était pour lui qu’un prétexte dont il couvrait le mystère des travaux de Leppich et qu’en réalité celui-ci s’occupait à fabriquer les artifices incendiaires par lesquels Moscou devait périr. Peut-on espérer un éclaircissement de Rostoptchine, qui tant de fois a parlé ou écrit sur l’incendie de Moscou et chaque fois a présenté une version différente? Dans une lettre adressée en 1822 au prince N. Galitzine, il affirme que le ballon n’était qu’une absurdité : « Il ne pouvait tromper que ceux qui sont disposés à gober tout ce qui est merveilleux. » Dans les mémoires comme dans la brochure de 1823, il est d’accord avec lui-même au moins sur un point : il traite Leppich de charlatan, il raille la sottise des Moscovites qui ont cru à son invention ; il affirme qu’il prédit à cet ingénieur l’insuccès complet de ses tentatives. Mais est-il bien vrai que Rostoptchine, si sceptique dans ses écrits de 1822 et 1823, l’ait été au même degré en 1812? Est-il bien sûr qu’il ait, à cette époque, échappé à la contagieuse badauderie de ses concitoyens? Sa prétention ne tient pas contre le témoignage des documens contemporains produits par M. Popof. Ceux-ci prouvent au contraire qu’il était le plus enthousiaste des admirateurs de Leppich et le plus crédule des Moscovites. Jamais orateur des clubs parisiens