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dans la mélancolie des souvenirs et l’amertume des regrets.

Après les rigueurs de la fortune, l’injustice et la malfaisance des hommes: il avait déjà fait quelque peu connaissance avec les aménités de notre nature pendant son séjour à Rome et son voyage en Orient, mais c’est à son retour à Paris, au moment même où, après de si longues épreuves, il avait besoin de ne rencontrer autour de lui que sympathie et équité qu’il lui fut donné d’en faire l’expérience la plus inattendue et la plus cruelle. Mis en rapport par Paul Delaroche avec le duc de Luynes, qui commençait alors la restauration de son château de Dampierre, Gleyre accepta comme une heureuse fortune d’orner de peintures l’escalier de cette riche habitation. Malheureusement pour le pauvre Gleyre, la décoration principale du château avait été confiée à M. Ingres, maître exclusif et jaloux qui n’admit jamais qu’il y eût place pour un autre artiste là où il avait été une fois appelé, et qui ne pécha jamais par excès de confraternité. Les boutades de son intolérance sont restées célèbres, et une des choses qui nous ont toujours le plus étonné, étant donnée l’irritabilité bien connue des artistes, c’est la patience avec laquelle elles ont été supportées et l’impunité qu’elles ont invariablement obtenue. Les enfans perdus de l’art seuls ont parfois essayé quelques plaisanteries contre le vieux maître, mais aucun artiste, pour peu qu’il fût sérieux, n’a jamais cherché, même blessé, à prendre revanche de ses dénigremens. Rien ne témoigne mieux que ce fait de la haute autorité que s’était conquise l’illustre peintre. Notez que ces boutades n’étaient pas de simples railleries plus ou moins heureuses, c’étaient la plupart du temps de véritables dénis de justice ou des jugemens agressifs prononcés avec une véhémence qualifiée de vivacité nerveuse par euphémisme mondain, mais qui dans le langage des gens sans monde a toujours porté le nom plus vrai de violence. Qui ne se le rappelle, par exemple, à la première exposition universelle, sortant avec précipitation et comme suffoqué de la salle d’Eugène Delacroix, en criant : « Cela sent le soufre, cela sent le soufre, » pantomime et parole que sa rivalité avec le grand coloriste rendait pour le moins d’un goût douteux. Quelquefois cette violence était tellement exagérée qu’elle en prenait une tournure plaisante. J’entends encore Hector Berlioz raconter comment M. Ingres, grand admirateur de Mozart, ayant été amené dans le cours d’une conversation à se prononcer sur le compte de Rossini, s’était levé tout à coup en vociférant avec fureur : « Ne me parlez pas de cet homme, s’il était ici je lui donnerais un coup de couteau. » Il entre un jour en notre présence dans un salon où était appendu un portrait de Ricard, s’en approche, et, s’étonnant de trouver l’œuvre moins mauvaise qu’il ne s’y attendait : « Mais c’est donc un peintre que M. Ricard? » s’écrie-t-il pour exprimer sa dédaigneuse