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estime. Plus discret en apparence à l’égard du pauvre Gleyre, le dédain de M. Ingres n’en fut pas moins fatal à l’artiste. Lorsqu’il vit les peintures exécutées par l’auteur futur de tant d’œuvres magistrales, il ne prononça pas une parole, mais, au témoignage de Célestin Nanteuil, il se voila les yeux de ses deux mains par une pantomime qui lui était habituelle lorsqu’il voulait abréger l’expression de sa sévérité et porter une condamnation absolue sans paraître insister. C’en fut assez ; le lendemain, les peintures de Gleyre étaient effacées par ordre du duc.

Les amis de M. Ingres, nous dit M. Clément, ont toujours nié que le maître ait eu part à cette œuvre de destruction, et prétendent qu’il se borna à demander que les parties secondaires de la décoration du château fussent confiées à ses seuls élèves. Cette justification, à notre avis, laisse quelque chose à désirer, car qui ne voit que cette demande aboutissait exactement au même résultat que l’exigence la plus rigoureuse ? En vérité, plus on réfléchit à la conduite tenue par M. Ingres en cette occasion, et plus elle paraît injustifiable. Ce qu’il y a de presque piquant dans cette lamentable affaire, c’est qu’en frappant ce coup cruel, M. Ingres frappait directement sur ses propres troupes et pour ainsi dire sur lui-même. Il ne se douta pas que ce coup atteignait le seul artiste contemporain qui offrît avec lui de manifestes analogies, un artiste solitaire comme il l’avait été lui-même pendant tant d’années et pour les mêmes raisons, soucieux à son égal de la dignité de l’art et impatient à son égal aussi du charlatanisme des coteries, épris des mêmes modèles et assignant à la peinture pour même but suprême la reproduction respectueuse de la beauté. Ces ressemblances, M. Ingres était excusable sans doute de ne pas les deviner, Gleyre étant alors profondément inconnu ; mais la victime les sentait certainement, et le sentiment qu’elle en avait n’en rendait sa blessure que plus douloureuse. Être frappé par ceux que l’on hait et que l’on méprise n’est rien, l’âme n’en rebondit sous l’outrage que plus vigoureuse ; mais être frappé par ceux que l’on aime ou que l’on respecte, voilà qui tue tout courage, et nous laisse sans ressources pour la résistance ou la vengeance. C’est la mélancolique expérience qu’eut à faire le pauvre Gleyre, et il la fit avec une entière noblesse, car, interdisant à son légitime ressentiment d’attenter à son respect, il resta toujours muet sur cette injustice, et ne se permit jamais un mot amer contre l’homme éminent qui la lui avait infligée.

Voilà bien des causes de solitude ; cependant un certain biais de nature en ajoutait une dernière, la plus puissante de toutes, car elle la rendait irrémédiable. Gleyre était affligé d’une misogynie ou d’une gynophobie, comme on voudra nommer ce travers excentrique, qui lui fit redouter le mariage à l’égal de la plus désastreuse