Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/414

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garçon! L’infortuné a succombé après une lutte de trois ans. Il n’y a plus à en douter. Je l’ai vu, de mes propres yeux vu. A vingt-cinq ans, marié!.. je n’y veux plus penser. » Quelquefois cette catastrophe du mariage lui apparaît comme le légitime châtiment des péchés de la victime, c’est le seul cas où il y applaudisse. « J’ai vu ce matin Kaisermann, de la Sarraz, dont vous avez peut-être entendu parler. C’est un vieux chien d’avare dont il n’y a rien à espérer de bon. Il va, je crois, renvoyer ses neveux et se marier. Il est bien juste qu’il soit puni de tous ses péchés à la fin. » Si forte est la préoccupation de cette antipathie qu’elle le poursuit même lorsqu’il pense et rêve. Parmi les notes qu’il écrivait pour son propre compte et qui n’étaient pas destinées à passer sous d’autres yeux que les siens, nous rencontrons celle que voici : «Dieu veut éprouver Job. Tout est possible à Dieu. Il lui enlève toutes ses richesses, brûle ses maisons, fait mourir ses fils et ses filles, le couvre d’ulcères, mais il lui laisse sa femme. Serait-ce une épigramme de l’écrivain sacré? » On pourrait dire sans trop d’exagération qu’il n’a réellement toute sa verve et tout son esprit que lorsqu’il exprime sa gynophobie. Alors tout coule comme de source, c’est pour lui un véritable mobile d’inspiration et d’originalité.

La vie a vraiment d’étranges compensations. Elle avait, nous venons de le voir, tout refusé à Gleyre, fortune, amour, succès, et cependant ce fut à la persistance même de ces refus qu’il dut sa célébrité. Il y eut un jour où le cœur trop plein déborda, où l’âme sentit le besoin de se plaindre du long déni de justice de la destinée. Un certain soir, au bord du Nil, il avait eu naguère une vision étrange dont le souvenir lui était toujours resté présent; une barque chargée d’anges d’une beauté merveilleuse lui était apparue glissant sur le fleuve aux accords d’une musique céleste. Il traduisit cette vision par le pinceau, et il en résulta ce délicieux tableau du Soir, dont le grand succès au salon de 1843 fit entrer son nom dans la mémoire du public. Si jamais peinture a mérité le nom d’autobiographique, c’est bien celle-là. Cette vision à la fois brillante et mélancolique, c’est l’image même de sa vie, transfigurée et condensée de la manière la plus poétique et la plus élégante. Sous cette transfiguration, tout ce qui avait été misère ou vulgarité dans son existence s’est éteint ou a disparu, et il n’en est resté que ce qui tenait à l’être moral et méritait d’en resplendir, les longues tristesses et les espoirs blessés. Toutes les promesses trompeuses de sa jeunesse, il en a chargé cette barque qui fuit sous le regard de ce poète assis sur la rive du fleuve dans une attitude de si morne accablement, douloureuse incarnation de ses déceptions et de ses lassitudes. Il ne faut pas non plus une bien grande attention pour découvrir dans cette toile la présence de ces sentimens de misogynie