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dont nous accusions tout à l’heure chez l’artiste la singulière vivacité. La composition de cette scène, que nous n’osons appeler ravissante malgré toute sa grâce, a été combinée de manière à rendre avec la plus extrême simplicité de moyens l’expression du désespoir le plus profond et le plus inguérissable. Le poète et les personnages de la barque ne paraissent pas s’apercevoir. D’un côté tout est indifférence, de l’autre tout est torpeur. Ces belles jeunes femmes ne sont occupées que d’elles-mêmes; que leur en coûterait-il d’interrompre un instant leurs concerts pour appeler le malheureux qui ne serait pas indigne de leur compagnie? Et le poète, de son côté, pourquoi reste-t-il plongé dans sa rêverie et ne fait-il aucun mouvement pour appeler l’attention sur lui ? Rien ne lui serait plus aisé, car la barque est pour ainsi dire à sa portée, et il pourrait y sauter de la rive. Il est bien las, il est vrai, car le bâton de pèlerin sur lequel pose sa lyre dit assez qu’il a longtemps marché sous la chaleur du jour; mais est-ce à la seule lassitude qu’il faut attribuer cette inertie? Non, cet accablement parle avec plus d’éloquence. « A quoi bon appeler, dit ce morne personnage, mon âme ne serait plus assortie à tant d’heureuse turbulence, ma triste expérience serait en désaccord avec tant de gaie candeur. C’est aux fraîches heures de la matinée ou aux chaudes heures de l’après-midi qu’il fallait rencontrer cette barque; maintenant il est trop tard. Voyez, les ombres descendent épaisses comme pressées de s’emparer de la terre, il ne reste au ciel qu’une longue nappe de rouge lumière, emblème de la jeunesse qui s’éteint; la lune, astre propice aux souvenirs mélancoliques, montre son croissant et m’invite à me rappeler le temps qui s’est enfui ; seules, quelques abeilles d’or, symboles des paroles harmonieuses, bourdonnent dans la splendeur du couchant, comme pour m’avertir que l’inspiration même, don suprême de mon génie, touche à ses derniers accens. Que cette barque continue donc son heureux voyage, tandis que moi j’attendrai ici la nuit où ma noire rêverie glissera comme dans son élément naturel. Que ces jeunes femmes effeuillent insoucieuses les fleurs de leur vie à l’instar du bel enfant assis sur le bord de la barque; elles auront eu au moins, quand viendra l’heure des regrets, le bonheur de les avoir effeuillées, et elles ignoreront qu’il y a quelque chose de plus cruel que de perdre ses illusions, et que ce malheur c’est de ne jamais rencontrer la réalité qui nous permet de prendre la mesure de notre rêve. » Tel est traduit en langage vulgaire le sens de cette œuvre radieusement lugubre où la plus délicate harmonie a rapproché et fondu les caractères les plus opposés, œuvre à la fois impersonnelle par la conception et personnelle par l’accent, généralisation morale sans rien d’abstrait