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perdu pour attendre. On lui a longtemps préféré, dans l’art de peindre les mœurs, des rivales heureuses dont la génération présente sait à peine les noms ; mais aujourd’hui c’est de son côté que penche la balance, et, si ses contemporaines autrefois célèbres eurent du talent, on est bien forcé de reconnaître que seule elle eut du génie. C’est là le secret de l’intérêt qui s’attache après plus d’un demi-siècle à sa personne, et celui de la faveur avec laquelle on a récemment accueilli, tout imparfaite qu’elle fût, la biographie composée par son neveu pour une édition complète de ses œuvres. Jane Austen en effet n’avait pas d’histoire, et la légende même était muette sur son compte, grave inconvénient à une époque où la curiosité du détail intime devient de jour en jour plus impertinente. Grâce à M. Austen Leigh, on sait maintenant tout ce qu’on pourra jamais savoir, et c’est fort peu de chose, sur la femme modeste qui a donné à l’Angleterre quelques-unes de ses jouissances littéraires les plus pures. Le biographe inexpérimenté, c’est le titre qu’il se donne, a eu beau recueillir ses propres souvenirs et y ajouter ceux de ses amis, il n’a pas réussi à découvrir le plus petit bout de roman dans la vie d’une romancière qui semble avoir pris autant de soin pour cacher sa personnalité que d’autres mettent d’empressement à découvrir la leur. Peut-être n’y a-t-il là qu’un charme de plus. Au portrait de fantaisie qu’un parent moins soucieux de la vérité aurait pu faire accepter sans peine, les vrais admirateurs de Jane Austen préféreront le simple pastel dont M. Austen Leigh a tâché de faire revivre les traits effacés par le temps.


I.

« Personne n’aurait jamais supposé, en voyant dans son enfance Catherine Morland, qu’elle était née pour devenir une héroïne. Sa position sociale, le caractère de son père, celui de sa mère, son propre tempérament, tout était contre elle. Son père était un respectable pasteur, de fortune indépendante et nullement enclin à enfermer ses filles. Sa mère était une femme de sens qui avait l’humeur gaie, et, chose plus remarquable, une forte constitution. Elle avait eu trois fils avant la naissance de Catherine, et au lieu de mourir en mettant celle-ci au monde, comme chacun aurait pu s’y attendre, elle vécut assez pour avoir encore six enfans et les voir grandir autour d’elle, tout en jouissant elle-même d’une excellente santé. Une famille de dix enfans sera toujours ce qu’on appelle une belle famille, surtout lorsqu’il s’y trouve un nombre correspondant de têtes, de bras et de jambes ; mais c’était là le seul droit que les Morland eussent à ce titre, car en général ils avaient l’air assez commun. » Dans