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devenir l’organisateur d’une société secrète. John Mitchell, récemment évadé d’Australie, y avait échoué, faute de savoir faire. O’Mahony, arrivant d’Europe avec un programme bien préparé, leur parut être le chef qu’ils attendaient ; mais les qualités de l’emploi lui faisaient défaut. Enthousiaste au point de passer pour visionnaire, honnête jusqu’au scrupule, hautain avec les subalternes, il ignorait l’art d’obtenir des adhésions. Il n’y avait pas cent fenians en Amérique, tandis que l’on en comptait déjà des milliers en Irlande. Les plus ardens se décourageaient, lorsque Stephens se résolut à traverser l’Atlantique vers la fin de 1858. La foule l’accueillit avec joie ; les chefs le reçurent plus froidement. Ceux que l’on appelait encore les hommes de 1848 avaient conservé les préjugés du rang, de la naissance, de la fortune ; ils ne se résignaient point à marcher sous les ordres d’un plébéien. Néanmoins il fit des prosélytes et ne revint en Europe qu’après avoir donné aux affaires de l’association une impulsion durable.

Tandis que ceci se préparait dans l’ombre, l’Irlande jouissait d’un calme auquel les événemens des années précédentes ne l’avaient pas habituée. Le vrai motif en est que, de 1852 à 1858, les partis politiques étaient en désarroi. On ne parlait plus du rappel de l’acte d’union, c’était un thème usé ; ni de la réforme agraire, parce que les clubs de village s’étaient dispersés ; ni de la haine contre le conquérant saxon ou des revendications nationales, parce que des échecs réitérés avaient désabusé les agitateurs de bonne foi. Quiconque serait allé jusqu’au fond des consciences se serait aperçu que ce calme apparent, que les Anglais prenaient à tort pour de la soumission, était la conséquence première d’un schisme survenu dans les rangs des nationaux. Entre les perturbateurs qui rêvaient de faire une émeute et les fidèles de la Jeune Irlande qui désiraient une révolution pacifique, le fossé s’élargissait chaque jour. Stephens entraînait les premiers à sa suite ; les autres se laissaient toujours conduire par Smith O’Brien, qui, de retour au pays natal à la faveur d’une amnistie, avait refusé une candidature au parlement, parcourait les provinces en recommandant à ses amis une politique pacifique et n’usait de sa grande influence que pour calmer les énergumènes. Meagher, Gavan Duffy, et en général les écrivains dont le journal la Nation était l’organe, s’inspiraient des mêmes principes. Le désaccord entre les deux partis éclata bientôt. Pendant l’été de 1858, Stephens fut introduit à Skibbereen dans un club intitulé le Phénix, qui, sous un prétexte quelconque, réunissait les jeunes gens de cette ville. À son instigation, ils se constituèrent en société secrète. Les plus hardis parcoururent les comtés de Cork et de Kerry en vue d’enrôler des prosélytes, laissant entendre à