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de son pays, il sut paralyser l’action de notre diplomatie et maintenir le baron Ricasoli, qui considérait l’obstination comme une vertu d’état, dans son attitude résistante. La résistance de l’Italie était pour la Prusse une force et une garantie tant que les annexions consenties par l’empereur n’étaient pas officiellement consacrées.

Le succès avait transformé M. de Bismarck. Son calme et sa sagesse frappaient tous ceux qui l’approchaient. Cet esprit, qui était ou semblait être si téméraire avant la guerre, était ramené subitement à la modération. M. de Bismarck inaugurait sa seconde manière. Il tenait les destinées de la Prusse pour accomplies. Il s’appliquait du moins à nous en convaincre. Les vues qu’il exposait sur la situation créée par les événemens étaient des plus rassurantes. Il espérait que tout serait réglé de façon à élever des barrières infranchissables entre le nord, constitué sous l’égide de la Prusse, et les états du sud. « Nous ne désirons qu’une chose, disait-il, c’est d’abandonner le reste de l’Allemagne à ses propres destinées et de rompre toute solidarité avec elle. » Il ne doutait pas que le roi n’en arrivât peu à peu aux mêmes conclusions, et il affirmait qu’en tout cas rien ne serait négligé pour le fortifier dans ses dispositions naissantes. Mais il ajoutait, sans doute dans la pensée d’écarter des demandes de rectifications de frontières, que pour résister aux tendances de l’opinion publique il faudrait procéder avec une grande circonspection et apporter dans la séparation dont la Prusse reconnaissait la nécessité en Allemagne des soins attentifs et constans. Il ne paraissait du reste nullement effrayé de cette tâche. « La politique est une science profonde, disait-il; nos calculs sauront paralyser ou retarder le triomphe des entraînemens populaires. »

M. de Bismarck était sincère en s’exprimant de la sorte. La réalité avait dépassé ses espérances. Plus Prussien alors qu’Allemand, il lui semblait que l’œuvre si laborieusement poursuivie était arrivée à son plein couronnement. Le roi, pénétré de foi et de reconnaissance envers la Providence qui l’avait si manifestement inspiré et secondé, n’était pas moins sincère lorsqu’il disait au ministre d’Italie que la grandeur militaire de la Prusse ferait oublier désormais la chimère de l’unité germanique. Mais le roi et le ministre, malgré leur sincérité, se rappelaient sans doute ce que Montaigne écrivait à Henri IV : « Les aspirations des peuples se mènent à ondées; une fois la pente prise, elles vont de leur propre branle jusqu’au bout. »


G. ROTHAN.