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trouva aussitôt cerné par les forces bien supérieures du grand-vizir Méhémet-Baltadgi. On sait la lettre qu’il adressa à son sénat en ce moment d’angoisse : « Je n’ai devant moi que la ruine complète ou la captivité chez les Turcs. » Il avait, en quittant la Russie, exprimé le désir d’être enterré à Constantinople : « ce désir, selon la remarque d’un adversaire implacable[1], était sur le point de se réaliser, et sans la conquête de cette ville ; » déjà même l’héroïque et infortuné Charles XII était accouru en toute hâte du fond de son exil de Bender pour assister à la chute de son mortel ennemi, lorsque le grand-vizir se laissa fléchir par les supplications de la tsarine et accorda la capitulation de Houche. Baltadgi a-t-il été corrompu par l’argent, ainsi que l’ont prétendu quelques historiens d’une autorité discutable? Ce serait alors un article de plus à joindre au riche inventaire des moyens destructifs dont la Russie se trouvait déjà en possession dès cette première campagne d’Orient; car ce fait jusque-là inouï d’un commandant turc gagné par l’or de l’ennemi s’est malheureusement depuis reproduit plus d’une fois et a contribué à plus d’un succès des armes moscovites. En tout cas, la capitulation de Houche (21 juillet 1711) n’en fut ni moins dure, ni moins humiliante : Azof, le grand espoir maritime de la Russie, fut restituée aux Turcs ; plus d’une forteresse dut être rasée; la jeune flotte de la Mer-Noire était anéantie, et le sultan était « supplié de pardonner la conduite irrégulière du tsar. » Depuis sa délivrance du joug des Mongols, l’empire de Russie n’avait point connu pareil outrage.

Si décevante que fût l’issue de cette première croisade orthodoxe, elle n’affaiblit d’ailleurs nullement la solidité des liens qui s’étaient noués entre la Russie et les populations de la péninsule thracienne : ces liens se fortifièrent plutôt dans le sentiment d’une défaite subie en commun, et d’une revanche, commune aussi, à prendre un jour. La capitulation de Houche fut en quelque sorte pour les chrétiens d’Orient ce que le désastre du Piémont dans la plaine de Novare a été de nos jours pour les patriotes italiens, la consécration d’un pacte désormais scellé par le sang. Rien de plus caractéristique à cet égard qu’un message qui nous a été conservé[2], et que Pierre le Grand fit parvenir, cinq ans après la capitulation de 1711, aux « métropolites, chefs, capitaines, knès, voïvodes et à tous les chrétiens de la Serbie, Macédoine, Tchernagora, Herzégovine, etc. » Le tsar y parle d’abord des cruelles représailles exercées par les Turcs dans ces pays, à la suite de la dernière guerre, et des nombreuses

  1. Remarques d’un seigneur polonais sur l’Histoire de Charles XII (de Voltaire). La Haye, 1741, p. 90. L’auteur est le général Stanislas Poniatowski, père du dernier roi de Pologne, et compagnon de Charles XII à Bender.
  2. Tiré des archives impériales dans Solovief, Istoriya Rossiy, XVI, p. 371 (appendice).