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victimes tombées sous la vengeance de l’infidèle : « Nous avons ordonné des prières solennelles dans toutes les églises et tous les monastères de notre orthodoxe empire pour tous ceux des vôtres qui ont succombé dans la défense de la religion et se sont couronnés de la couronne du martyre. » Il renouvelle « aux survivans » l’assurance de son affection et de sa gratitude inébranlables ; il envoie cinq mille roubles pour la reconstruction des maisons détruites, cinq mille autres pour la réparation des églises, « de plus cent soixante exemplaires de notre personne en or[1]. » Bien qu’en paix pour le moment avec le sultan, il n’en compte pas moins sur leur aide armée dans le cas d’une guerre nouvelle, ainsi qu’il l’a fait et qu’il le fera toujours à l’égard des peuples « unis par la même foi et la même langue... » Il est aisé de concevoir l’influence qu’une pareille attitude d’un grand et puissant empire dut exercer sur des esprits incultes, mais simples et croyans; elle eut surtout pour effet de sauver les raïas de la dernière des dégradations, où ils ne furent que trop près de tomber à la veille même de la campagne du Pruth.

Depuis 1571 en effet, depuis la grande défaillance de l’Europe catholique lors de la sainte ligue, une apostasie hideuse avait commencé à exercer parmi les chrétiens d’Orient des ravages qui, d’abord peu remarqués, finirent par éclater à tous les yeux dans les dernières années du XVIIe siècle. Des voyageurs comme Chevalier, Pococke et La Motraye observent vers cette époque dans le Levant des conversions en masse des populations de l’un et l’autre rite à l’islamisme; mais c’est surtout dans les rapports des nonces et des missionnaires apostoliques[2] qu’on peut suivre la marche progressive et effrayante de ce fléau. Délaissés de l’Occident, oubliés de tout le monde, les raïas avaient commencé par se soumettre avec le fatalisme oriental à ce qui pouvait leur paraître l’arrêt irrévocable du destin et par trouver, comme le dit des Albanais une relation contemporaine, « qu’il fallait bien obéir à un maître auquel Dieu a définitivement donné la terre. » Ce phénomène étrange des pomaks de la Bulgarie, des begs de la Bosnie, des arnautes de l’Albanie, des kourmoulides de la Crète, etc., — des populations, en un mot, de pure race slave ou grecque, ne sachant rien de la langue turque, anciennement attachées à la foi du Christ, et devenues néanmoins avec le temps plus ardentes pour la religion musulmane que les descendans mêmes d’Orkhan et de Togrulbeg, — ce phénomène date

  1. ...zolotykh person nachikh. Évidemment des médailles d’or à l’effigie du tsar. Cf. Diedo, Storia della repubblica di Venezia (Venise, 1751), t. IV, p. 151.
  2. Voyez les curieux extraits qu’en a donnés M. de Ranke dans son étude sur la Bosnie (Historisch-politische Zeilschrift. Berlin, 1833, t. II.)