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les personnes qu’on veut, et on peut trouver des raisons même pour y autoriser la venue des femmes que j’y introduis. » Ces femmes, ce sont des précieuses, la précieuse Élise et la précieuse Climène; elles viennent attendre chacune la sortie d’un homme avec lequel elles ont « une affaire à démêler. » Ces hommes, vous les connaissez ; ils ont déjà joué un rôle fort plaisant dans la Critique de l’École des femmes, c’est le marquis, c’est le chevalier, c’est le poète Lysidas. Or, dans le va-et-vient de la conversation, une des précieuses annonce tout à coup « la plus agréable nouvelle du monde. » M. Lysidas, ici présent, vient d’avertir ces dames qu’on a fait une pièce contre Molière et que cette pièce va être jouée par les grands comédiens, c’est-à-dire à l’Hôtel de Bourgogne. Vous voyez d’ici la joie des précieuses et des marquis. L’un de ces derniers, qui tient à paraître au courant de toutes les nouvelles littéraires, répond négligemment : — « Il est vrai, on me l’a voulu lire. C’est un nommé Br... Brou... Brossant qui l’a faite. » — Alors le poète Lysidas, bien mieux informé, rectifie le nom de l’auteur et révèle les circonstances secrètes de l’affaire. — « Monsieur, elle est affichée sous le nom de Boursault ; mais, à vous dire le secret, bien des gens ont mis la main à cet ouvrage, et l’on en doit concevoir une assez haute attente. Comme tous les auteurs et tous les comédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir. Chacun de nous a donné un coup de pinceau à son portrait, mais nous nous sommes bien gardé d’y mettre nos noms. Il lui aurait été trop glorieux de succomber aux yeux du monde sous les efforts de tout le Parnasse; et pour rendre sa défaite plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans réputation. »

Bien que ce soit un marquis ridicule et un pédant deux fois bafoué qui s’exprime de la sorte, le coup est déjà terrible. On peut se figurer avec quel jeu de physionomie Molière, qui représentait le marquis, estropiait ce nom odieux : Br..., Brou..., Brossant, et avec quel mépris le camarade de Molière, du Croisy, chargé du rôle de Lysidas, expliquait le choix si flatteur que l’assemblée unanime des parnassiens avait fait de Boursault pour signer l’œuvre commune. Eh bien, quelle que fût la violence de ce langage, la chose parut trop faible au ressentiment de Molière. Il voulut frapper, non plus sous le masque d’un personnage destiné à faire rire, mais directement et de sa main.

Après tout ce passage relatif à Boursault et au Portrait du peintre, Mlle Béjard, qui joue une des précieuses, interrompt la répétition et demande à Molière pourquoi il n’a pas fustigé ses ennemis avec plus de vigueur. A sa place, elle eût poussé les choses autrement.