Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 30.djvu/489

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

il avait eu l’occasion de bien étudier le terrain et de pénétrer les ambitions séculaires du gouvernement moscovite. Avec une rare sagacité, il prévit dès le commencement des hostilités que « le démembrement de la Pologne pourrait faire le sceau de la réconciliation entre l’Autriche et la Russie, » alors profondément divisées au sujet de cette guerre d’Orient et prêtes à en venir aux mains[1]. Devenu plus tard ministre des affaires étrangères, sous le roi Louis XVI, et se trouvant en face de la situation qu’avaient créée aux états de l’Occident le premier partage de la Pologne et le traité de Kaïnardji, M. de Vergennes s’efforça par tous les moyens de ne pas laisser s’élargir la brèche faite au droit public, et de préserver surtout la Turquie du sort qui avait déjà frappé l’antique royaume des Jagellons. L’entreprise de Catherine II sur la Chersonèse (1783) réveilla toutes ses appréhensions pour l’équilibre du monde, et il multiplia les représentations et les instances auprès des cabinets de Vienne et de Saint-James : « Le ministère anglais, écrivait-il, le 17 juillet 1783, à l’ambassadeur de France à Londres, M. d’Adhémar[2], le ministère anglais ne compterait-il pour rien les considérations qui dérivent de la position de la Crimée, de la commodité, de la sûreté, de la grandeur de ses ports, enfin de la possibilité d’arriver en vingt-quatre heures au détroit qui conduit à Constantinople ? .. » Il prédit dans la suite de cette remarquable dépêche un prochain et nouveau partage de la Pologne et conclut par ces lignes saisissantes : « Ainsi, de proche en proche, la voie sera ouverte aux invasions et aux usurpations, et bientôt l’Europe ne sera plus qu’un champ de spoliation où le faible sera nécessairement la proie du plus fort…[3] »

Il s’en faut pourtant que les vues de M. de Vergennes fussent adoptées aussitôt par les puissances occidentales. Tout en qualifiant les projets de Catherine sur la Turquie d’insensés, de dangereux pour l’Autriche, et propres seulement à amener une perturbation

  1. Albert Sorel, la Question d’Orient au dix-huitième siècle (Paris, 1878), p. 37. — On a dû se borner, dans cette étude, à la question orientale elle-même, et faire abstraction de l’influence, parfois décisive, qu’elle a exercée sur d’autres événemens d’une importance considérable, notamment sur les deux premiers partages de la Pologne. M. Sorel, dans l’ouvrage que nous venons de citer, s’est surtout appliqué à élucider ce côté de l’histoire que nous avons négligé à dessein, et il l’a fait avec la précision et les connaissances variées qu’il sait apporter dans tous ses travaux.
  2. Pour cette dépêche ainsi que pour les suivantes, voyez les extraits de la correspondance de M. de Vergennes publiés par ordre du gouvernement français dans le Moniteur officiel du 30 juin et du 1er juillet 1855 a l’occasion de la guerre de Crimée.
  3. Après l’incorporation de la Crimée à l’empire russe, M. de Vergennes proposa aux cabinets d’interdire à la Russie le droit d’entretenir une marine de guerre dans la Mer-Noire. C’est cette conception de M. de Vergennes que le congrès de Paris a résiliée en 1856 et que le prince Gortchakof est venu répudier en 1870, en profitant des désastres de la France.