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universelle[1], le prince de Kaunitz laissa faire l’annexion de la Crimée, comme il suivit plus tard Joseph II dans le fatal entraînement de 1788. En Angleterre, George III partagea complètement les idées de M. de Vergennes et du roi Louis XVI : « Je pense absolument comme votre maître, dit-il à M. d’Adhémar ; l’Europe deviendra comme un bois, il n’y aura de sûreté pour personne. » Mais l’illustre Fox, à cette époque principal secrétaire d’état, demeura sourd à toutes les remontrances, et refusa le moindre concours. Huit ans après (1791), il devait encore tirer gloire devant le parlement de sa conduite comme ministre dans la question de Crimée, et faire, avec son parti, une opposition violente, presque factieuse, à la politique de Pitt, qui s’efforçait de limiter les pertes de la Turquie, à la suite de la guerre qu’avait amenée le fameux projet grec. La révolution française était déjà à ce moment en pleine effervescence, et elle ne tarda pas, par ses entreprises au dehors, à changer de fond en comble les conditions des états, et à bouleverser l’échiquier de la diplomatie ordinaire. Rompant avec la tradition de trois siècles, la France finit par s’attaquer jusqu’à l’empire ottoman ; Bonaparte envahit l’Égypte, quitte à renouer avec les Turcs, après l’abandon de la malencontreuse expédition, à rechercher même leur alliance en 1806, pour les sacrifier de nouveau à Tilsit, et reconquérir derechef leur amitié après Erfurt. Réglant ses pas sur la conduite versatile de son redoutable adversaire, l’Angleterre dut, pendant toute cette époque agitée, tantôt protéger, tantôt menacer et violenter la Porte, au risque même de favoriser les vues russes sur ce terrain dangereux, et le Divan a longtemps gardé le souvenir de la scène pénible (mars 1807), où un jeune secrétaire de l’ambassade britannique se présenta au débotté, et la cravache en main, devant le sultan pour lui imposer les volontés moscovites, au sujet des principautés danubiennes[2]. La cravache de M. Wellesley Pole a précédé d’un demi-siècle le fameux paletot du prince Menchikof. Ce n’est qu’après la chute de Napoléon et au lendemain du congrès de Vienne que l’Europe parvint à se retrouver, à se reconnaître, à voir clair dans ses affaires tant à l’Occident qu’à l’Orient. Ce qu’elle vit surtout, c’est que de l’immense cataclysme qui avait duré vingt-cinq ans et englouti l’ancien ordre des choses, la Russie était sortie démesurément agrandie, démesurément ambitieuse, et que ses visées en Orient renverseraient la balance des états, à peine si laborieusement et si incomplètement rétablie. Dès lors, le maintien du statu quo dans la péninsule thracienne, la conservation du pouvoir des sultans devint le mot d’ordre de la diplomatie au XIXe siècle. La politique de M. de Vergennes eut sa

  1. Voyez la 2e partie de cette étude, dans la Revue du 1er novembre 1878.
  2. Bignon, Histoire de France depuis le 18 brumaire (Paris, 1830), VI, p. 182 seq.