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nécessité d’état, il avait assisté jadis aux savantes lectures que faisait l’auteur du Cosmos à la cour de Prusse. La reine brodait, le roi feuilletait des livres d’images, les princes et les princesses chuchotaient, M. de Gerlach dormait, si bien que le roi dut lui dire une fois : Gerlach, ne ronflez pas. M. de Bismarck seul écoutait ou faisait semblant d’écouter, attendant avec impatience l’heure de souper et de boire du vin blanc, et disant in petto au lecteur : Tu me le paieras ! M. de Humboldt le lui a payé. Quant au comte de Goltz et au comte Arnim, qui s’étonnerait de ses duretés à leur égard ? Il nous les dépeint l’un comme une girouette, l’autre comme un homme d’intrigues, amoureux de toutes les reines et de toutes les impératrices. Il les a toujours soupçonnés d’avoir voulu le supplanter. A la vérité M. de Goltz est mort, et M. d’Arnim en est réduit à écrire des brochures. « Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin, » disait Figaro. Ce qui nous étonne, ce qui nous paraît inexplicable, c’est que M. de Bismarck ait permis au docteur Busch d’exercer « sa fine malice, » sur la respectable mémoire du conseiller Abeken, de cet utile serviteur, si dévoué, si distingué, si modeste, qu’on avait surnommé le bras gauche du chancelier et qui n’avait pas d’autre défaut que de respecter beaucoup les gens titrés et d’être un peu long dans ses explications. On nous racontait autrefois à Berlin que M. de Bismarck avait dit de lui : « Abeken est une éponge imbibée d’encre. Je n’ai qu’à le toucher du bout du doigt, il m’inonde. » Était-ce une raison suffisante pour autoriser M. Busch à se venger par d’impertinens persiflages de l’affront que lui avait fait un soir le digne conseiller en lui prenant son lit ? Depuis on s’était réconcilié ; on avait cherché ensemble des violettes sous les feuilles sèches de Mme Jessé. Les docteurs allemands sont une terrible race, ils ne pardonnent rien. C’est aussi une race bien indiscrète. Est-ce de l’aveu de M. de Bismarck que M. Busch a divulgué toutes les confidences intimes qu’il avait eu l’honneur de recueillir ? Le chancelier a-t-il tenu à faire savoir à tout l’univers que la conduite du roi Guillaume à Ems l’avait médiocrement édifié, et qu’à Versailles il jugeait puérils les conseils que tenait son souverain avec lui-même pendant plusieurs nuits de suite pour décider s’il prendrait le titre d’empereur d’Allemagne ou d’empereur allemand ou d’empereur des Allemands ?

Non, les épigrammes de M. de Bismarck ne respectent rien ni personne, car sa verve meurtrière s’est attaquée aux militaires eux-mêmes et aux plus grosses épaulettes. L’Europe s’était imaginé qu’en 1870 les généraux prussiens avaient eu presque du génie ; on vantait la profondeur de leurs combinaisons, la justesse mathématique de leurs calculs, la supériorité de leur science qui avait tout prévu et tout ordonné. C’est une superstition dont M. Busch fait justice. Il nous apprend que non-seulement M. de Bismarck traitait certains généraux d’entêtés et de vaniteux, mais qu’il ne cessait pas de critiquer les