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pouvant le conjurer entièrement, il essayait du moins de louvoyer avec M. de Staremberg, il faisait ce qu’il pouvait pour atténuer la portée des engagemens demandés à la France. Il s’efforçait de ramener l’alliance avec Vienne à la mesure d’un traité « d’union et de garantie, » qui sauvegarderait l’état de l’Europe, désintéresserait l’Autriche sans menacer la Prusse et laisserait la France libre vis-à-vis de l’Angleterre. Bernis procédait avec une assez prudente correction en prenant pour point de départ le maintien de la paix continentale par l’exécution du traité d’Aix-la-Chapelle. C’était sage, mais un peu naïf, car c’était se flatter de contenir des ambitions impatientes de profiter des circonstances, — l’ambition de l’Autriche qui ne cherchait une alliance que pour reprendre les armes contre la Prusse, l’ambition de la Prusse qui n’attendait qu’une occasion pour « arracher une plume de plus à l’aigle impériale. » Le pauvre Bernis ne s’apercevait pas assez qu’une fois engagé il ne pourrait plus s’arrêter ; il ne voyait pas que le seul fait d’un commencement d’intimité de la France avec l’Autriche offrait au roi de Prusse un prétexte de chercher fortune auprès de l’Angleterre, que l’évolution de la Prusse vers l’Angleterre entraînerait la France au-delà de ses premières intentions, en mettant de plus en plus Versailles à la merci de Vienne, que l’Europe allait se trouver dans la confusion, et qu’après avoir signalé la guerre comme un péril, il préparait lui-même la guerre. C’est l’histoire de cette négociation qui, ouverte timidement et obscurément à Babiole au mois de septembre 1755, allait conduire à l’alliance du 1er mai 1756, puis aux engagemens bien plus étendus de 1757, au sein d’une conflagration générale.

A mesure que l’œuvre de diplomatie mystérieuse se déroulait cependant, avant même qu’elle n’eût pris un caractère décisif, Bernis n’avait pas tardé à se sentir singulièrement ému de sa responsabilité ; tout flatté qu’il fût dans sa vanité, il n’était pas moins troublé de se voir seul dans une telle aventure, et en homme de sens il avait plus d’une fois pressé le roi d’associer les ministres à la négociation. Le roi, avec son goût de cachotterie, avait d’abord résisté, puis il avait fini par consentir de mauvaise grâce à la réunion d’un comité secret de quelques-uns des ministres, et c’était un petit coup de théâtre. Les ministres, sans méconnaître la dextérité et la prudence que Bernis avait su montrer jusque-là dans une si délicate affaire, ne laissaient pas d’être surpris et froissés de cette révélation ; ils voyaient avec jalousie cette fortune du négociateur improvisé à leur insu. Le ministre des affaires étrangères, le vieux Rouillé surtout avait de la peine à déguiser sa mauvaise humeur. M. de Machault, qui avait le service de la marine, insistait pour qu’on ne se laissât pas entraîner au-delà de la guerre