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Hors de cette sphère paisible et indépendante, tout devient sujet à conflits, même la mémoire d’un homme qui par l’éclat de ses talens, par la diversité puissante de sa vie, par la glorieuse popularité de son nom, par la grandeur de la fin de sa carrière, déjoue et domine toutes les contradictions. C’est ce qui vient d’arriver à propos d’une séance où devait être reçu M. Henri Martin, élu comme successeur de M. Thiers, et où M. Emile Ollivier, comme directeur de l’Académie, devait souhaiter la bienvenue au récipiendaire. — L’orage est venu d’un choc à peu près inévitable entre deux esprits d’une nature si différente appelés à parler d’un homme qui a été mêlé, comme ministre, comme chef de gouvernement, comme orateur, comme historien, à toute la vie de son siècle. M. Henri Martin et M. Emile Ollivier se sont heurtés dans leurs appréciations de M. Thiers et des événemens contemporains, ce n’est pas là ce qui peut étonner beaucoup. La commission chargée de l’examen préalable des discours des deux orateurs a demandé à l’un et à l’autre des suppressions ou des modifications auxquelles M. Henri Martin s’est empressé d’accéder ; M. Emile Ollivier à consenti, lui aussi, à certaines suppressions, il n’a pas consenti à toutes celles qu’on lui demandait. Il a réservé notamment d’une manière absolue son droit de jugement sur une époque douloureuse entre toutes, l’année 1870, et voilà la guerre de parole allumée à propos de l’autre guerre bien autrement terrible et cruelle. Voilà la question délicate récemment portée par la commission devant l’Académie tout entière qui, en personne sage, s’est prononcée pour l’ajournement d’une séance aux préliminaires si orageux.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que tout le monde parle des deux discours, tout le monde les juge sans les connaître exactement, à l’exception bien entendu des membres de la commission. L’Académie elle-même, dans son assemblée plénière, a refusé de les entendre, et elle a prudemment agi. Elle a compris qu’en se saisissant des discours, en se faisant juge, elle entrait dans une voie des plus scabreuses ; elle faisait d’une majorité académique la régulatrice des opinions. Elle a compris aussi qu’elle ne pouvait, dans un premier mouvement, par un coup d’autorité, enlever à un de ses membres, élu par elle, choisi par elle comme directeur, le droit d’exercer une prérogative de sa fonction. L’ajournement ne tranche rien, mais il ne compromet rien. Il n’atteint aucun droit et il laisse à M. Emile Ollivier le temps de se rappeler qu’il y a des positions où un homme est tenu à d’autant plus de mesure qu’il a été plus engagé et plus malheureux, — qu’il y a aussi des souvenirs cruels, poignans pour une nation dont on ne peut se servir comme d’une arme de combat, surtout contre une grande mémoire qui doit rester en dehors et au-dessus de ces conflits. L’Europe a pour le moment le bienfait d’une paix qui ne semble pas menacée et qui lui permet de songer à tout, excepté aux conflits sanglans ; elle a l’avantage de n’être pas sous le poids de quelqu’une de ces