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situations matérielles et les rangs hiérarchiques sont bouleversés ou confondus, toutes ces époques de changement et de trouble sont d’ordinaire, il faut bien le reconnaître, peu favorables à la moralité publique ou privée. En Italie par exemple, le pays de l’Europe qui, avec la Russie, a le plus changé dans les vingt dernières années, la criminalité a pris un essor redoutable[1]. De pareilles révolutions amènent presque partout de semblables effets.

Si en Russie quelque chose doit étonner, c’est que la criminalité n’ait pas pris de plus grandes proportions. Elle n’a pas assez varié, en effet, pour qu’on en puisse tirer des conclusions nettes. À en juger par elle, les réformes n’auraient influé sur les mœurs, ni dans un sens, ni dans l’autre. Cela s’explique à nos yeux parce que le fond du peuple a été moins profondément atteint qu’on ne le suppose d’ordinaire par les lois qui, avec la liberté, lui ont donné l’égalité civile. Ce qui a peut-être été le plus remué, le plus ébranlé dans la société russe, c’est moins l’ancien serf que l’ancien seigneur, ce ne sont pas les assises inférieures et le fond de la nation, ce sont plutôt les couches supérieures et moyennes. C’est là qu’il y a eu le plus de bouleversemens et de dislocations, le plus de trouble moral et matériel, le plus de perturbation dans les idées, les habitudes, les situations. La criminalité même, si peu sûr que puisse être un pareil indice, nous montre des traces de cette sorte de désordre ou de désarroi social. Des procès récens et des scandales de toute sorte, de grossiers ou honteux méfaits qui surprennent dans un certain milieu, nous ont trop souvent montré quelles secousses avait subies le sens moral dans certaines sphères de la société russe. De là un fait singulièrement triste qui, pour n’être point peut-être spécial à la Russie, n’en est pas moins un symptôme d’un mal réel. Le nombre des gens lettrés (gramotnye), des gens sachant lire et écrire, bien plus le nombre des gens ayant reçu une instruction moyenne ou supérieure, semble relativement plus considérable parmi les criminels que dans l’ensemble de la population. Les statistiques du ministère de l’instruction publique fournissant des données moins exactes et détaillées que celles de la justice, on ne saurait à cet égard rien dire de précis, mais, à en juger par la statistique, il semble en Russie qu’au lieu de diminuer, la propension au crime, l’instruction l’augmente. Ce résultat mérite d’autant plus d’attention, qu’en Russie comme partout, l’instruction tend à diminuer le penchant aux crimes accompagnés de violence[2].

  1. D’après les statistiques italiennes, le nombre des criminels condamnés à mort ou aux travaux forcés à perpétuité avait plus que doublé de 1859 à 1869, et le nombre des crimes et délits du toute sorte aurait augmenté de 40 pour 100 de 1869 à 1876.
  2. Un autre trait digne de remarque dans les statistiques judiciaires de la Russie, c’est qu’à l’inverse de ce qui se voit ailleurs, il y a proportionnellement parmi les criminels plus de gens mariés que de célibataires, en sorte qu’en Russie le mariage pourrait être regardé comme exerçant une fâcheuse influence sur la criminalité. Cette regrettable bizarrerie doit sans doute s’expliquer par la trop grande précocité des mariages populaires et la brutalité des paysans qui, pour beaucoup de femmes, fait de l’union conjugale un enfer insupportable.