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Embrasse-t-on les diverses classes du peuple et l’ensemble de la nation, on trouve que la moralité n’a rien perdu à la suppression de la rude discipline du servage. Si l’émancipation, si les lois qui l’ont suivie et complétée n’ont pas amené dans la moralité un sensible progrès, elles n’ont pas non plus contribué à la démoralisation du peuple. Les relevés judiciaires ne sauraient de ce côté être tournés contre les réformes. La criminalité privée est restée à peu près stationnaire relativement au chiffre de la population. Ce qui a crû, ce qui a pris un rapide développement, surtout dans les dernières années, ce sont les crimes et délits politiques. Cette criminalité spéciale, les grandes réformes d’Alexandre II en doivent-elles être rendues responsables?

Certes entre les lois libérales du règne et l’agitation révolutionnaire de la jeunesse il y a un lien, une visible connexité; mais de quelle façon les réformes ont-elles fomenté dans certaines classes de la nation l’esprit de révolte et les passions révolutionnaires? Est-ce, comme on le dit parfois, que le gouvernement impérial a concédé au pays trop de libertés et de franchises en trop peu de temps? Ne serait-ce pas plutôt que la plupart des réformes sont demeurées incomplètes et inachevées, restreintes ou tronquées dans la pratique, en sorte qu’au lieu de satisfaire les esprits et d’apaiser les besoins qu’elles avaient éveillés, elles n’ont fait que les exciter et les irriter? Ne serait-ce pas que l’œuvre d’Alexandre II a été trop fragmentaire, trop dépourvue d’ensemble, en sorte qu’à certains yeux les lacunes et les défauts en sont plus sensibles que les beautés et les avantages? Ne serait-ce pas enfin que, faite d’un mélange de vieux et de neuf, composée de pièces toutes nouvelles et de débris usés d’un passé vieilli, la Russie actuelle reste incohérente et disparate, et qu’elle manque du couronnement réclamé par l’amour-propre national, la liberté politique, qui seule peut donner aux réformes administratives et judiciaires toute leur valeur et leur sincérité?


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.